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Le 12 juin dernier, lors de son second discours de politique générale devant l’assemblée nationale, le premier ministre Édouard Philippe a tracé les contours de la nouvelle « ambition écologique » de son gouvernement. Un peu moins d’un an après la démission de Nicolas Hulot, Édouard Philippe, comme quelques autres avant lui, a souhaité faire entendre qu’il avait changé, que le gouvernement avait – une fois encore ? – pris la mesure de l’urgence écologique.

Le mot d’ordre du premier ministre est sans équivoque : « ces douze prochains mois seront ceux de l’accélération écologique ». Pour autant, pas de changement de cap, pas de révolution. L’ancien patron des lobbyistes d’Areva qui assume son passé et ses convictions l’affirme tout haut : il n’est pas un « défenseur de la décroissance »1.

Surtout, on ne change rien, et on accélère.

Avec Édouard Philippe, tout se passe comme si, en matière d’écologie, il fallait choisir son camp : il y aurait d’un côté les partisans d’une écologie de la lenteur, pire, du ralentissement, et de l’autre, une écologie fondée sur la science, l’agriculture, l’industrie, en bref, les défenseurs d’une forme de croissance écologique. Contre l’idée qu’il serait devenu urgent de ralentir, contre les « défenseurs de la décroissance » donc, passant pour d’obscurs partisans du toujours moins, le nouvel impératif consisterait à inventer un « nouveau modèle économique » plus vert – à la fois plus industriel et plus agricole – mais aussi plus efficace, plus sobre, plus sain, plus propre.

En bref, et sans complexe, le gouvernement entend répondre à l’urgence écologique en appuyant (à fond) sur le champignon de l’écologie.

Une écologie aux mains propres

Un des objectifs les plus souvent exprimés dans cette partie du discours consacrée à l’écologie consiste à nettoyer l’économie des pollutions qu’elle génère. Il faudrait inventer « un nouveau modèle économique qui produise des richesses (…) sans salir, sans contaminer, sans détruire » ; « un modèle économique où la sobriété énergétique, les transports propres, la saine alimentation, le recyclage progressent beaucoup plus vite que le taux de croissance »2.

Pour mettre en œuvre ce projet résolument sobre, propre et sain, Édouard Philippe a un « plan de bataille » : « rompre avec le gaspillage », « en finir avec un modèle de consommation dans lequel les mines sont toujours plus profondes et les montagnes de déchets toujours plus hautes ».

Et, a priori, on ne peut que souscrire à un tel projet. Il y a effectivement quelque chose d’insupportable à réaliser que près du tiers de la production agroalimentaire mondiale est aujourd’hui simplement mise au rebut alors que 10% de la population mondiale souffre de la faim. Il est tout aussi insupportable de comprendre que ce qui rend la surconsommation possible dans les pays occidentaux est structurellement lié à l’exploitation de travailleurs pauvres dans les mines du sud, ou dans ces petites entreprises informelles de recyclage, au Nigeria, en Malaisie, en Indonésie ou au Vietnam, qui transforment les déchets exportés –  souvent illégalement – par les pays les plus riches et qui ne sont plus les bienvenus en Chine3.

Qui oserait aujourd’hui militer pour le gaspillage et pour la surconsommation ? Pour l’accumulation de déchets et pour la pollution généralisée du monde? (Même un Trump dans ses meilleurs jours ne s’y risquerait pas.)

La lutte contre la prolifération des déchets est un projet aussi fédérateur que consensuel. De fait, ce combat semble à portée de tous.tes et transposable à toutes les saisons et à toutes les échelles. À l’approche des vacances, par exemple, il n’est pas impossible qu’une sorte de nausée envahisse les vacanciers s’aventurant sur une plage peu fréquentée, celle qui est un peu sauvage, là-bas, derrière la dune. Qu’ils se trouvent finalement confrontés à des débris de supermarché partout éparpillés sur ce qui devait être un petit coin de paradis : flacons, tampons hygiéniques, mégots…

La grande plage de la ville, nettoyée, surveillée, bondée et quadrillée par les vendeurs de glace ne serait-elle pas plus fréquentable ? La désolation devant le spectacle d’une nature souillée n’impose-t-elle pas un sursaut citoyen ? On imagine déjà les valeureux citoyens de l’armée verte des petits gestes organisant un grand ramassage, et postant la preuve de leur victoire sur le grand désordre détritique mondial sur twitter : #trashtagchallenge.

Face à l’inquiétant spectacle de ces « montagnes de déchets »4 et imitant peut-être la foulée des amateurs toujours plus nombreux du plogging(ramassage de déchets lors d’une course à pied5), Édouard Philippe entend accélérer sa course. Son projet s’inscrit dans la lignée des grandes réformes hygiénistes de la fin du XIXème siècle imposant l’usage de poubelles, et banalisant l’élimination des déchets par stockage contrôlé ou par incinération. Autant de solutions pour assainir d’un même geste l’économie et les espaces de vie6. Tel un Mr Propre un peu barbu, le premier ministre entend se retrousser les manches et passer, qui sait, un bon coup de serpillère.

La consigne ou le tout-recyclage réinventé !

Dans l’arsenal de propositions évoquées par le premier ministre, on retrouve des annonces déjà engagées dans le projet de loi dite « économie circulaire »  en cours de finalisation : par exemple, l’obligation d’incorporer 25% de plastique recyclé dans toutes les bouteilles à usage unique – ce qui laisse tout de même 75% de résine plastique vierge pour les bouteilles jetables de demain, là où l’on sait déjà produire des bouteilles à 80% de r-PET7 – ; ou, autre exemple, l’interdiction de mettre au rebut les invendus – mais sans moyens pour contraindre producteurs et distributeurs d’appliquer ce principe. On retrouve également l’objectif de recycler 100% des plastiques. Une promesse ancienne, aussi marquante qu’imprécise8, qu’Emmanuel Macron alors candidat à la présidentielle avait estimé réalisable d’ici 2025. Mais deux ans après le premier discours de politique générale qui reprenait déjà la formule, plus de deadline: 6 ans, finalement, ça faisait peut-être un peu court9.

La nouveauté, si l’on peut dire, c’est l’annonce d’un véritable « big bang » dans la gestion des déchets: le « retour de la consigne » – sur certains emballages ! Mais là encore, pas de révolution. Il ne s’agit pas de remettre au goût du jour le bon vieux verre consigné, qui pourra être lavé puis réutilisé, il s’agit plutôt d’abord d’améliorer la collecte de certains produits jetables en plastique (bouteilles), en aluminium (canettes) ou encore des piles, et ce afin d’augmenter le taux national de recyclage.

Cette annonce qui, en l’état, se résume pourtant à la mise en place d’un comité dédié à ce projet de mise en place d’une consigne n’a pas été sans faire de (grosses) vagues. La fédération française du recyclage (FEDEREC) a fait part de son indignation dans une tribune[, prédisant une catastrophe : le retour de la consigne « cassera le tri citoyen ». De fait, là où des investissements lourds ont été réalisés ces trente dernières années par les collectivités territoriales – et donc par nos impôts – pour soutenir le principe du recyclage de nos poubelles, la consigne risque de fragiliser un modèle économique fondé sur l’abandon des déchets recyclables et sur la délégation de leur gestion à des professionnels du déchet. Là où récupérer le jetable non consigné était gratuit et donc potentiellement profitable pour les acteurs de la filière, l’apparition d’un jetable consigné impliquera une monétisation, un échange plutôt qu’un abandon. Or, de facto, les produits visés en priorité par ce retour de la consigne (bouteilles PET et canettes aluminium) – et qui risquent donc de disparaître des gisements de déchets « gratuits » pour les collectivités – sont aujourd’hui les déchets les plus rentables pour la filière, lorsqu’il sont effectivement revendus pour être recyclés10. Avec le retour de la consigne, la FEDEREC rappelle que ce sont les producteurs d’emballages et de biens consommables qui pourraient tirer parti de cette forme d’élargissement de la « Responsabilité Élargie des Producteurs » en court-circuitant la manne des emballages déjà bien récupérés par les membres de la fédération.

Pour le consommateur, l’arrivée de la consigne ne devrait pas révolutionner le quotidien : que cela prenne la forme d’un travail gratuit – le geste du « bon jeteur »11 – ou que l’action de tri soit corrélée au remboursement d’une somme consignée et donc initialement ajoutée au prix d’achat du consommable (l’argent que l’on touche en ramenant sa consigne n’est pas la rémunération du geste, mais bien le remboursement d’une ‘caution’), il s’agira encore et toujours de faire le bon geste pour que, in fine, ces emballages soient recyclés12.

Tout cela semble fort complexe, et on s’y perd un peu. Mais une certitude : qu’il s’agisse du tri sélectif ou de la consigne, le « geste citoyen » restera décisif pour mettre en œuvre ladite accélération écologique. Dans l’esprit du gouvernement, l’écologie de demain sera participative et responsable. Plutôt que de contraindre les producteurs à réduire la prolifération des emballages jetables, plutôt que de mener une politique forte en faveur de la réduction effective de la production de déchets, Édouard Philippe dessine les contours d’un paradis pour consommateurs (engagés) et autres joggeurs éco-citoyens – qui désormais verront peut-être leurs « bons gestes » récompensés par des bons d’achat de supermarché.

« People start pollution, People can stop it »

Dans La société Ingouvernable13, Grégoire Chamayou raconte la naissance de cette écologie de la responsabilité individuelle. Il retrace notamment l’histoire d’une association qui a grandement contribué à populariser ces ramassages citoyens qui rencontrent aujourd’hui un réel succès.

En 1953, quelques années après que Coca-Cola eut décidé de remplacer ses bouteilles de verre consignées par des canettes jetables en métal, et face à des critiques déjà pressantes, de grands industriels de la boisson et du tabac s’associent pour fonder Keep America Beautiful (KAB), un consortium rassemblant, à l’origine, des producteurs de consommables (dont PepsiCo, Philip Morris et donc Coca-Cola company), des associations, des agences gouvernementales et des représentants de la société civile[. Sa mission première, sensibiliser la population américaine à l’importance de la participation individuelle dans la lutte contre la prolifération des déchets. Pour ce faire, KAB organise de grands ramassages citoyens et s’affiche aux quatre coins du pays dans d’impressionnantes campagnes publicitaires. L’association entend promouvoir la réduction des déchets, leur recyclage, et d’une façon générale lutter contre… le gaspillage ! Le slogan de KAB résume bien la démarche : « People start pollution, People can stop it » que l’on pourra traduire par « parce que les hommes sont à l’origine des pollutions, les hommes sont capables d’y mettre fin ».

Il est cependant intéressant de rappeler qu’au début des années 70, ce consortium s’est publiquement opposé à des projets de retour de la consigne des bouteilles dans l’Oregon et le Vermont, et la plupart de ses émanations locales14 virent le jour dans des contextes similaires. La consigne mettant à mal un modèle économique fondé, précisément, sur l’emballage jetable. Beaucoup de commentateurs ont souligné le caractère pionnier de KAB en matière de greenwashing, et la façon dont on pouvait y voir une habile stratégie de lobbying fondée sur une morale hygiéniste fédératrice. Pour KAB et les industries qui la finance, le problème n’est pas le jetable, le problème n’est pas le plastique, mais leurs usages et la façon dont on maîtrise leur fin de vie, dont on les jette  « dans la bonne poubelle »15.

En France, le retour de la consigne pourrait donc sonner comme une victoire contre le scandale du tout jetable. Malheureusement, rien n’est moins sûr.

Épilogue

Le 21 juin dernier, à Hanoï, un consortium de neuf industriels majeurs de la production d’emballages et de consommables (parmis lesquels Coca Cola Co, Pepsi CO, ou Tetra Pack) ont signé un accord avec le gouvernement vietnamien. L’objectif visé par ce collectif est sans équivoque : « contribuer au développement d’un Vietnam propre, vert et magnifique, en soutenant l’économie circulaire et en rendant plus accessible et durable le recyclage des emballages »16. L’accord prévoit le financement sur le territoire vietnamien d’infrastructures de recyclage spécifiquement destinées à accueillir les emballages jetables produits et distribués par ces mêmes industriels au Vietnam et ailleurs. Une façon de moderniser l’industrie vietnamienne du recyclage – aujourd’hui essentiellement informelle –  qui pourra désormais accueillir un peu plus de ces containers de recyclables que la Chine ne veut plus traiter. Une façon d’anticiper aussi peut-être sur le «  big-bang »  français annoncé et donc sur l’afflux possible de ces bouteilles consignées à recycler que ces groupes industriels vont avoir à gérer, des « montagnes » de plastique jetable – et consigné – qu’il sera désormais possible de recycler au Vietnam…en toute légalité !

Comme l’a très bien dit Yannick Rumpala, c’est peut-être en mettant l’accent sur les petits gestes que l’on fait passer au second plan la question des grands choix17. En focalisant l’attention sur les usages et sur l’action citoyenne, sur l’aval plutôt que sur l’amont de la consommation, on perd de vue que ce « retour de la consigne » ne signifie en rien la fin du jetable. Qu’au contraire, il va avant tout permettre de développer un peu plus encore une industrie du recyclage qui dépend du commerce international des déchets, tout en consolidant la place acquise par les grands pourvoyeurs d’emballages à usage unique que sont notamment les acteurs de l’industrie de la boisson.

En s’attachant à penser « le bon geste », les bonnes pratiques, en moralisant notre rapport aux déchets, la question de la possibilité même de mettre en place des réglementations contraignantes est repoussée. Quid de la réduction effective de la production de déchets ? Quid d’une législation sur la composition des résines plastiques – qui permettrait peut-être un recyclage effectif ?  Quid de l’obligation de substituer aux emballages jetables des contenants vraiment réutilisables ? Quid de l’interdiction de l’emballage individuel ? Quid, allons-y, de la prohibition de toute forme de production et de consommation mettant en péril l’habitabilité du monde ?

Pour les réponses, il faudra certainement attendre un troisième discours de politique générale. Histoire, peut-être, de laisser le temps à Mr Propre de changer de formule(s).


Notes

  1. https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2019/06/declaration_de_politique_generale_-_discours_de_m._edouard_philippe_premier_ministre_-_senat_-_13.06.2019.pdf []
  2. Idem, je souligne.[]
  3. Depuis fin 2017, dans la foulée de l’opération Green Fence lancée dès 2013,  le gouvernement central chinois a mis en place son « National sword », une politique très restrictive concernant l’importation de déchets dits recyclables sur son territoire. L’une des conséquences de la mise en œuvre de cette loi a été l’augmentation presque mécanique des volumes de déchets importés dans un certains nombre de pays voisins (Vietnam, Thaïlande, Malaisie), mais aussi européens (Pologne par exemple) et africains. Dans les pays exportateurs, des problèmes de saturation des espaces de stockage se multiplient, faute de débouchés à l’exportation et de capacités techniques à traiter ces volumes sur place. (cf. pour une bonne synthèse autour du cas australien: https://www.theguardian.com/environment/2018/jun/26/waste-crisis-wheres-your-recycling-going-now) []
  4. Où sont-elles, d’ailleurs ? Le discours ne précise pas s’il s’agit plutôt des 3 millions d’objets invendus par Amazon incinérés au lieu d’être bradés (http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2019/01/11/97002-20190111FILWWW00183-amazon-accuse-de-jeter-des-invendus-neufs.php) ou des anciennes décharges littorales qui, comme à Dollemard près du Havre, dégueulent des déchets municipaux stockés là depuis une quarantaine d’années. (https://lesjours.fr/obsessions/trash-investigation/ep4-bouchons/) []
  5. Nicolas Santolaria, « Mégots, cannettes et petites foulées », Le Monde du 8 mai 2018. []
  6. Cf. par exemple François Jarrige et Thomas Le Roux, 2017, La contamination du monde, Paris, Le Seuil, et en particulier les chapitres V et IX. Ou encore, Sabine Barles, 2005, L’invention des déchets urbains : France 1790-1970, Seyssel, Champ-Vallon. []
  7. Acronyme de « Polytéréphtalate d’éthylène recyclé », qui est la résine de plastique recyclé la plus commercialisée aujourd’hui. []
  8. Que signifie « recycler 100% des plastiques » ? Collecter l’ensemble du gisement de déchets plastiques municipaux ? Transformer tous les déchets plastiques produits en résine recyclée ? Complexe lorsque l’on sait que certains types de déchets, hospitaliers par exemple, sont obligatoirement incinérés. []
  9. Cf. Baptiste Monsaingeon, « Le mirage du recyclage intégral », Le Un, n°216, 12 septembre 2018. []
  10. Les collectivités locales, municipales, tirent parfois quelques revenus de la vente des matériaux recyclables collectés. Pour autant, ce sont les acteurs intermédiaires (industries de collecte et de négoce des déchets) qui tirent le plus de profit de ces familles d’emballages. []
  11. Cf. Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Le Seuil, Paris, en particulier le chapitre 2. []
  12. Le réemploi des canettes en aluminium est techniquement impossible, et celui des bouteilles plastiques n’est évoqué que comme une piste de travail. []
  13. Grégoire Chamayou, 2018, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La Fabrique, Paris, en particulier le chapitre 21. []
  14. Voir par exemple Keep Texas Beautiful  (https://www.ktb.org/ ). []
  15. https://blogs.scientificamerican.com/observations/more-recycling-wont-solve-plastic-pollution/ ou encore le très bon texte de Grégoire Chamayou intitulé « Eh bien recyclez maintenant ! » : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/02/CHAMAYOU/59563 []
  16. https://en.cocacolavietnam.com/press-center/press-releases/signing-ceremony-for-packaging-recycling-organization-vietnam— (je traduis). []
  17. Yannick Rumpala, « La “consommation durable” comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation », in Revue française de science politique, vol. 59, no 5, octobre 2009, p. 967-996. []