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Récit ethnographique. Salvação (État du Pará, Brésil). 2000.

L’aurore commence tout juste à poindre, teintant le ciel de gris et de bleus sombres tandis que nous rejoignons l’entrée d’une piste de pêche ondulant lascivement au sein des prairies d’herbes flottantes (capim). Les herbes glissent et crissent de chaque côté de la coque de notre pirogue et font apparaître par moments les gros bulbes blancs qui leur servent de flotteurs. Une fois engagé dans le champs, nous ne ramons plus mais prenons simplement appui sur le dense tapis des herbes pour nous propulser dans la sente étroite. Tout au long de cette traversée Paulinha prend soin d’éviter de brusquer les longues tiges roulées comme des cigares, où des colonies de fourmis ont élu domicile.

Au moment où nous allions sortir du champ, je me retrouve soudain avec des dizaines de minuscules fourmis oranges en train de m’attaquer de toutes parts. Je ne sais d’où elles viennent, mais c’est une véritable torture. La brûlure de leur acide est telle qu’elle forme presque immédiatement des petites cloques translucides rose-orangées. J’enlève mon t-shirt et m’en sers comme d’un torchon pour les expulser. Paulinha se retourne à moitié et regarde la scène sans rien dire. De son côté, il n’a sur le corps que quelques papillons posés sur ses cheveux et au niveau des épaules. Ouvrant et fermant langoureusement leurs ailes colorées, ces derniers semblent profiter des premiers rayons de soleil.

J’avais déjà observé à de nombreuses reprises cette habitude que semblaient avoir pris les papillons de se poser sur le haut des corps des gens en pirogue. Je n’avais encore jamais poussé ma réflexion au sujet de cette association, et ne l’avais consigné dans mes carnets que comme faisant partie du décor, comme un simple élément esthétique en somme.

Nous finissons de relever les trois filets (maladeira)que Paulinha avait immergés la veille le long du champ de capim, non loin d’une fine et longue haies d’arbres dont les branches les plus basses viennent à fleur d’eau. Neuf poissons se sont pris dans les mailles durant la nuit : quatre acari et cinq pacu sont maintenant en train de s’asphyxier en clapotant à fond de cale. La chaleur du jour commence à se faire sentir dans toute sa moiteur tropicale. Nos corps excrètent leurs premières perles de sueur, mais Paulinha ne semble pas pressé de rejoindre la fraîcheur de la case. Il m’apprend patiemment à distinguer et nommer les différentes espèces d’oiseaux que nous croisons, différentes espèces de canards (pato, mareca, nanaï), d’innombrables maunari (passereaux) surveillés de haut par leur principal prédateur, le gavião (genre de faucon) ; les élégantes garças (hérons) nous toisent impassiblement, juchées sur les arbres, immobiles et droites comme des juges.

À cette heure-ci du petit matin, au milieu des champs de capim, outre les fourmis, il y a d’innombrables insectes vrombissant de toutes parts, chacun vaquant à ses occupations. Les épaules musculeuses de Paulinha comptent désormais deux papillons bleu-vert tachetés de jaunes, et une sorte de coléoptère vert ressemblant à une grosse coccinelle à cornes noires et luisantes. De mon côté, je suis encore préoccupé par les insectes. Mes bras sont boursouflés et je ne cesse d’avoir l’impression que des petits êtres déambulent sur mon corps. Scarabées, libellules, mouches et moucherons, coléoptères, araignées, espèces inconnues… je les chasse régulièrement et indolemment d’un geste de la main, ou en faisant voleter mon t-shirt autour de moi et sur mon dos.

Quand nous sortons enfin du champ, c’est pour moi un grand soulagement. Nous sommes rapidement emportés par le courant et nous nous laissons bientôt porter par les flots, sans efforts. Brusquement, sans crier gare, Paulinha se tourne vers moi, le visage grave. La pirogue commence à partir dangereusement à la dérive. Il ne s’en soucie pas. Il me regarde dans les yeux, l’air sévère.

« João, tu ne dois pas chasser les insectes sans regarder d’abord. »

« Il faut que tu regardes qui est venu [sur toi]. »

« Si c’est… [il énumère des dizaines de noms d’insectes que j’ignore, et les papillons (borboletas)], alors tu ne dois pas les chasser de toi. »

« Si ce sont ces insectes qui sont venus, ils sont avec toi. Tu ne peux pas les chasser. »

« Compris ? »

Je hoche de la tête à chacune de ses phrases, les mains agrippées aux bords de la pirogue où les flots lèchent régulièrement mes doigts. Paulinha reprend place à la proue, et reprend la main sur l’embarcation. Pendant quelque temps je vois que son dos est encore raide de colère, mais rapidement tout semble oublié. Nous filons à nouveau droit dans le sens du courant, et quand nous parvenons à notre case, il est à nouveau tout à la joie de notre belle pêche, et rien ne transparaît plus de cet événement.

J’essaye aussi d’être à la joie de notre pêche, mais c’est la première fois que je me fais sermonner, et je ne comprends pas vraiment pourquoi. J’écris dans mon carnet de terrain :

« Il y a des insectes qu’il ne faut pas chasser de soi, notamment les papillons. Ça a l’air important. Peut-être que si l’on garde ces insectes sur le corps alors, l’espace de notre corps étant en quelque sorte « occupé », les autres ne viennent pas. Cela pourrait expliquer pourquoi les gens en pirogue ont souvent des papillons sur les épaules : laisser des insectes papillonner sur notre corps évite que d’autres viennent y faire des trous et des cloques. »

Sur le moment je me suis satisfait de cette explication en termes de niche écologique, et aujourd’hui encore elle me semble valable. Mais elle ne répond pas à la question de la colère. Pourquoi Paulinha s’était-il mis dans un tel état de colère, jusqu’au point de nous mettre en danger en nous laissant voguer à la dérive dans les eaux rapides et tumultueuses du fleuve Amazone. J’ai toujours su que mon explication ne suffisait pas. Il devait y avoir quelque chose d’autre, une autre raison à sa colère. Je ne l’ai saisie que bien des années plus tard, mais avant de la fournir je dois d’abord décrire les éléments qui m’ont permis de comprendre qu’il existait des relations politiques entre les gens de Salvação et certains non humains habitant le fleuve (mammifères, poissons, insectes, végétaux, esprits).

Je suis quotidiennement avec Tia Julia, la soigneuse de Salvação. À son contact, je comprends progressivement sa représentation de la maladie qui prend pour métaphore première la question de l’eau. Pour résumer, être en bonne santé c’est être sec, pour soigner il convient donc de provoquer la décrue du sang depuis la tête vers les pieds, de drainer, de chauffer, de brûler, etc.1.

Peu avant de partir je consigne dans mon carnet : « Tia Julia parle du fleuve (O Rio) comme je pourrais parler de la France. Elle n’en parle pas comme d’un simple élément géographique, ou territoire, mais comme d’un Fleuve [avec un F majuscule] c’est-à-dire comme d’une société, d’un ensemble politique. Il me semble que « O Rio » est le nom qu’elle donne à une société dont les membres seraient les êtres du fleuve. »

Cette note est restée à l’état d’intuition jusqu’à l’année 2014. Le déclic s’est produit tandis que j’étais confortablement installé dans l’un des fauteuils en velours rouge de l’amphithéâtre du Collège de France. Philippe Descola vient d’émettre une remarque sur le mot représenter. « Dans une perspective animiste, dit-il, certains animaux peuvent “représenter” un collectif fédérant des agentivités non-humaines. [Il précise sur son emploi du verbe représenter :] Ces êtres représentent leur collectif, de façon similaire à un diplomate, qui représente les gens de son pays. »

Que s’est-il donc passé ce jour-là tandis que je chassais les insectes avec mon t-shirt sans faire de distinction entre mes « visiteurs » ? Qu’est-ce qui m’a valu la colère de Paulinha, d’habitude si patient et tolérant ?

Assis dans l’amphithéâtre du Collège de France, repensant à Paulinha et moi au milieu des capim, je nous vois soudain comme deux ambassades flottantes. Parfois certains insectes viennent se poser sur nous. Paulinha leur offre l’asile tandis que moi je les chasse sans distinction, avec désinvolture. C’est que j’ignore tout à fait que Paulinha et moi ne sommes pas de simples individus partis à la pêche, que nous sommes les membres d’un collectif rassemblant (entre autres) des humains et des insectes, que nous sommes des territoires de ce même collectif et que nous le représentons par nos faits et gestes, et que nous l’incarnons par nos corps. Nous sommes des fragments de ce territoire commun, des sortes d’ambassades itinérantes, et nous avons un devoir d’asile à l’égard de nos alliés non-humains, à l’endroit du fleuve. Tout s’éclaire soudain. Je m’explique sa colère quatre ans plus tard, dans le quartier latin.

Je n’avais pas soupçonné les jeux d’alliances politiques qui travaillent les divers collectifs de Salvação. Et j’avais encore moins envisagé l’expression concrète des relations diplomatiques qui unissent et rassemblent les êtres de ce milieu ! Comment aurais-je pu savoir que j’avais le devoir de donner asile aux membres des dizaines d’espèces d’insectes que Paulinha m’avait énumérés ? Comment aurais-je pu imaginer qu’en agissant ainsi je risquais de provoquer une crise diplomatique ?

Pour les espèces alliées l’espace de notre chair était une terre d’asile, une ambassade, et il nous était donc interdit de leur en refuser l’accès. C’est ainsi que je comprends aujourd’hui la colère de Paulinha. Tandis que nous voguions au milieu des capim nous n’étions pas seulement des ambassadeurs en pirogues ou des diplomates en mission, nous étions aussi, au sens premier, des corps diplomatiques.

  1. Moreau, Y. (2002). Vivre dans la fluctuance. Une ethnographie sur pilotis en Amazonie brésilienne. Denicé: Tel quel.[]