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Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été blanc. Comme vous. Simplement, je ne le savais pas.

Né dans cette ville nigériane bipolaire qu’est Lagos, avec ses gratte-ciel vertigineux et ses bidonvilles tentaculaires, là où le soleil oublie parfois d’atténuer la férocité de ses rayons, j’ai grandi en pensant que j’étais noir, comme tout le monde. Tous les signes étaient là, y compris ma peau noire, les timides cheveux qui enserraient ma tête, et mon nom yoruba avec sa tonalité lyrique et ses significations multiples tant vantées.

Je n’accordais toutefois pas d’importance à cette identité. Rien de particulier. Quand je marchais le long de Jemtok Street pour acheter à mon père sa bouteille fraîche de Guiness Extra Stout, les gens autour de moi ne dansaient pas sur de la musique « noire » et ce n’étaient pas de héros « noirs » dont on parlait avec animation en sortant du cinéma. Nous étions toustes ébloui·es par le Rambo de Sylvester Stallone, par la manière de parler qu’avaient acquis celleux d’entre nous qui avions eu la chance de visiter vos pays, et par votre sorcellerie technologique – dont témoignaient tous les gadgets entrés en notre possession, ou ceux que nous rêvions d’acquérir.

À l’école, nous regardions des extraits vidéos empruntés aux journaux télévisés de la BBC pour apprendre à prononcer les mots anglais correctement. « N’ouvre donc pas la bouche si grand », nous disaient nos enseignant·es – qui n’étaient pas tout à fait à la hauteur des normes qu’ielles nous imposaient. À Noël, mes sœurs et moi ne comprenions pas pourquoi nous n’avions pas le droit d’accrocher nos chaussettes à la porte d’entrée, et nous maudissions notre malheur lorsque la neige ne tombait pas – comme elle le faisait à la télé.

Même si nous préférions notre propre cuisine (la vôtre ne semblait jamais avoir assez d’assaisonnement ou de morceaux de viande frits), nos propres traditions (nos aîné·es pensaient que si vous embrassiez quelqu’un en en public, cela signifiait que vous n’aviez pas reçu une « bonne éducation à la maison ») et notre musique, la bande-son de nos vies était faite de la promesse de voyager « à l’étranger » et de connaître la magie d’une rencontre avec des « oyinbo1 ». Et de vivre sur des terres « oyinbo ». Et de vivre des vies « oyinbo ». La bonne vie.

C’était le rêve de tout homme, pensant ou non. Et pour cause : l’Ouest, votre maison, était le paradis, et Dieu y vivait.

Cela va de soi, un flot constant et sous-terrain de haine de soi coulait dans nos vies – nous exhortant à nous dépasser vers les sommets civilisationnels de la blanchité. Nous exhortant à porter des costumes trois-pièces sous les rayons d’un soleil perplexe. Nous exhortant à diaboliser nos propres traditions pour pouvoir vous rattraper.

Nous ne le disions pas de cette façon, mais c’était néanmoins une vérité inéluctable pour nous : si c’était blanc, c’était bien.

Mais un jour, du moins pour moi, cela a « soudain » cessé de l’être.

Métamorphoses de l’emprise occidentale

Je ne me rappelle pas exactement quand ce changement s’est produit – quand j’ai découvert avec consternation que sous ma peau noire cosmétique se cachait une blancheur intérieure, un cheval de Troie derrière les lignes ennemies. L’histoire de Okonkwo racontée par Chinua Achebe2, celle de son combat tragique contre les envahisseurs blancs, a peut-être eu quelque chose à voir avec cette prise de conscience. La lecture de Et l’Europe sous-développa l’Afrique de Walter Rodney, la découverte de la lutte de Mandela contre l’apartheid et ma fascination croissante pour la différence et la diversité ont certainement joué un rôle important.

Bientôt, je dédiai toutes mes énergies à revendiquer ma noirceur volée. La musique de fond de la rédemption qui devait nous conduire de notre « place » à « l’espace3 » commençait à s’atténuer, elle paraissait moins urgente. Moins intéressante. Mon attachement, il y a peu de temps encore assuré, au sol des vérités judéo-chrétiennes se délita, et les sermons que j’entendais à l’église me paraissaient relever d’une invitation éthique à un exclusivisme ignoble – de la sorte de ceux qui avaient réduit Okonkwo au silence. Et réduit mes ancêtres en esclavage. Et gavé ces enfants aborigènes et natives de blanchité à pleine cuillère.

J’avais grandi, et j’étais devenu un porte-parole d’élite de ces systèmes de savoirs « blancs », entraîné à polir les murs ossifiés de la tour d’ivoire, marchant au milieu de mon peuple drapé dans les robes de la réussite universitaire. Une réussite inhabituelle, étrangère. Un Nègre de Maison. J’aspirais toutefois à savoir ce que cela pourrait signifier que d’être ancré dans ma propre culture – ou de ce qu’il en restait. De me sentir à l’aise dans ma propre chair. De sentir le coup de fouet contre la peau noire tendue et moite, et de connaître la férocité d’un souffle conspirateur, épais de désir et de pathos. Je voulais ressentir l’indignation de mes ancêtres ; je voulais être en colère contre vous pour ce que vos pères et vos mères avaient fait à nos pères et nos mères.

Même si je ne le voyais pas de cette manière à l’époque, quand je suis allé à la rencontre de prêtresses-guérisseureuses yoruba qui conversent avec les « petits » dieux, armé·es de cauris, de cornes de béliers et de rituels élaborés, c’était une façon pour moi de chercher à re-devenir indigène. C’était ma protestation silencieuse contre l’universalité prédatrice de l’Occident. Plus tard, j’allais parcourir le monde, porter les couleurs africaines, raconter des histoires de tortues et d’araignées friponnes dont je n’avais appris l’existence que dans des livres, et…

est-ce que vous êtes encore là, mes ami·es blanc·hes ? Rassurez-vous, il n’y en a plus pour longtemps – je veux dire : j’arrive à ce qui constitue le cœur de cette lettre. Tenez bon.

Où en étais-je ? Oui. Devenir indigène. C’est à la mode maintenant, n’est-ce pas ? Par un renversement stupéfiant du récit, vous êtes toustes revenu·es sur nos terres. Bon, pas toustes, mais nombre d’entre vous. Et cette fois, vous n’avez pas amené vos bibles, vous n’êtes pas venu nous dire que nous avions besoin d’écoles pour apprendre les bonnes manières (même si un bon nombre d’entre vous continuez de faire ça, aussi), vous êtes venu·es les visages peints, et vous êtes reparti·es avec des bibelots, des bijoux sophistiqués et de mystérieux masques anciens que nos frères les plus industrieux vous vendaient pour vous aider à vous sentir plus « indigènes ».

À dire vrai, vous êtes aujourd’hui partout. À nouveau, vous parcourez le globe à la recherche d’un foyer auquel appartenir. D’un sentiment d’incarnation.

En Inde, où je vis aujourd’hui avec ma femme afro-indienne et ma fille, vous êtes si nombreux·ses, vêtu·es de kurtas flottantes, à rouler pieds nus sur des scooters, à vous saluer les un·es les autres d’un grave et pesant « Namaste », à donner des conférences sur le troisième œil au peuple qui en a inventé le concept, à entrer et sortir en masse des temples, à l’entrée desquels les locaux se ruent à la sortie pour ériger les kiosques qui leur permettront de « soutenir » (comprenez : « extorquer l’argent de ») vos nombreux pèlerinages.

Je sais bien que vous n’avez pas l’intention de faire tout cela : vous n’avez pas l’intention de vous approprier les valeurs culturelles des autres, de les dépouiller de leur ancrage dans un contexte concret, de les emballer avec des formules bien proprettes, comme des produits à commercialiser. Ou peut-être si, c’est bien ce que vous vouliez faire : parce que vous ne connaissez pas d’autres manières de vous lier au sacré. Quoi qu’il en soit, nombre d’entre vous avez appris les leçons douloureuses des passés et des présents coloniaux : vous savez que déplacer l’autre, c’est se déplacer soi-même. Vous comprenez – à coups de chuchotements silencieux, de rumeurs étouffées – que le privilège blanc ne marche pas plus pour vous que pour qui que ce soit d’autre. Vous réalisez que l’exceptionnalisme blanc n’est rien de plus qu’une parenthèse qui ferait semblant d’être à elle toute seule un livre entier – et vous savez qu’être au sommet de la pyramide, c’est occuper un espace bien restreint.

Après la fin des grands récits, retrouver une place sur terre

Les promesses byzantines de transcendance moderne qui ont ennobli votre exil hors de la « nature » auprès du dieu avec un grand « D » auquel vous avez demandé de bien vouloir rester au-dehors et au-dessus de ce monde matériel et fragile des choses et qui était censé vous assurer que vous êtes bien le centre de l’univers (et pouvez, à ce titre, raconter unilatéralement une nouvelle histoire du monde), tous ces rêves semblent indéfiniment avoir été remis à plus tard.

À chaque nouveau récit d’une marée noire, ou d’un dauphin qui se débat sur le rivage pour se débarrasser des éclats de plastique en gestation dans son estomac, ou d’une victime de suicide dont le compte en banque était mieux muni en dollars que les « nations du tiers monde », ou d’une politique qui semble plus redevable aux caprices et aux fantaisies des grandes entreprises qu’aux véritables préoccupations du peuple, vous sentez que quelque chose ne tourne pas rond dans cette configuration particulière des choses. Et donc vous, mes ami·es blanc·hes, orphelin·es d’un ciel surpeuplé, cherchez – comme moi – un moyen de retrouver votre place sur terre. Vous cherchez votre indigénéité. Vous cherchez un foyer.

Je suppose donc que le but de cette longue lettre est de vous faire savoir que je vous vois faire et que je m’identifie à votre combat.

Moi aussi, je cherche une terre où coule le lait. Et le miel. Et les couchers de soleil romantiques. Et la paresse dans toute sa sacralité. Et un travail qui a du sens. Et une peau calleuse qui se frotte à une autre peau calleuse dans des cercles rituels où les corps codeviennent. Et des plantes qui chantent et des vents qui soupirent et une intense insignifiance – du genre qui vous soulage de cette pression qui vous pousse à devenir « quelqu’un » et qui, en même temps, vous fait apprécier davantage votre appartenance.

Je veux faire pousser les plantes dont je me nourris.

Je veux chasser un lion, et lui parler avant d’enfoncer mon couteau dans son flanc palpitant – et remercier son corps félin de s’être offert pour la subsistance de ma tribu.

Et puis d’un autre côté, non. Je crois que je préférerais manger une pizza commandée sur internet plutôt que de m’embarquer dans une quête pour tuer ce que je vais manger. Et si cultiver sa nourriture interrompt de manière révolutionnaire les régimes monétaires qui régissent nos appétits corporels, nos identités, nos désirs, nos sexualités et nos environnements, il y a des jours où je serais heureux de pouvoir manger un repas conçu entièrement dans un laboratoire. Et (pour être inutilement honnête ici), j’ai souvent apprécié la fadeur chimique de ce que certain·es d’entre vous appellent affectueusement dîner.

Comment équilibrer ces pulsions contradictoires ? Me rendent-elles moins indigène ? Moins original ? Moins africain ? Moins fidèle à mes quêtes de décolonisation ?

Construire une critique décoloniale refusant le mythe de l’identité

Je ne sais pas, mais je soupçonne que cette notion d’indigénéité en tant qu’identité fixe, en tant qu’état de choses immuable et ancestral auquel il faudrait revenir, est elle-même un produit des cadres de connaissance blancs. Et je veux dire par là que personne ne sait ce que cela signifie de devenir indigène. Pas même les dits « indigènes ».

Mais permettez-moi ici de raconter une histoire qui pourrait nous être utile.

Il y a fort longtemps, certains de vos pères ont divisé le monde en deux royaumes – un royaume d’apparence et un royaume de permanence. Les échos de ce schisme radical au cœur des choses résonnent encore aujourd’hui. Nous vivons dans un monde binaire. Nous contre eux. Le langage contre la réalité. L’agent contre l’outil. L’esprit contre la matière. Le soi contre l’environnement. Libre arbitre contre déterminisme. L’humain contre le non-humain. Homme contre femme. Public contre privé. Conscience contre monde. Cogito ergo sum. Dans le contexte de cette bifurcation, certaines choses ont été considérées comme « originaires » ou supérieures et d’autres, « dérivées » ou inférieures.

Les rumeurs de cette grande séparation, de cette déconnexion radicale d’avec la réalité, se sont infiltrées dans presque tout, et nous avons toustes été possédé·es par un désir de réconciliation. D’incarnation. De retour aux sources. Nous avons commencé à espérer que – pareilles à des saint·es –, nous pourrions entrer sur la voie de l’illumination, et qu’un jour, un jour, collectivement ou individuellement, nous rencontrerions les choses telles qu’elles sont vraiment. Nous serions enfin en contact, et alors nous serions vrai·es.

L’indigénéité a la malheureuse dignité de porter le poids de ces attentes civilisationnelles et onto-épistémologiques. Tout comme la « nature ». Comme les artistes des Lumières et les théologiens dans leurs quêtes de fondations pures, nous avons appris à parler de la « nature » comme s’il s’agissait d’un endroit où nous pourrions arriver. Un endroit sans conflit. Un lieu fait d’agencements psychédéliques et d’harmonieuses fractales. Un paradis – où l’on peut explorer une forêt d’arbres verdoyants, plier une branche en deux et, comme par magie (du fait qu’on est au paradis) échapper au choc du retour à la réalité et à la cicatrice qu’elle laisserait sur nos peaux. Cette « nature auréolée », cette nature essentiellement « bonne », nous rend aveugles quant aux diverses manières selon lesquelles la « nature » se déconstruit elle-même en permanence.

Tout comme la nature est « indéfinie » et processuelle, de même l’indigénéité est indéterminée et dépend entièrement des pratiques de vision qui l’accompagne. Il est peut-être plus facile de voir maintenant comment ces notions bien euro-américaines de paradis, d’impossible rapprochement de domaines incompatibles entre eux, et d’une prétendue nécessité de revendiquer nos origines, ont produit une notion d’indigénéité objectifiée et marchandisable, qu’il devient possible de s’approprier. Une indigénéité qui est un dérivé de la gentrification blanche, et qui s’ajuste à elle.

L’esquisse de chemins praticables

Dans ma propre quête pour me décoloniser et pour rendre compte du trauma de mon héritage colonial, j’apprends des choses qui commencent à m’être suffisamment claires pour que je me risque à les nommer :

  • Il n’y a pas de « moi » indigène. Je l’ai déjà sous-entendu, mais cela vaut la peine de le redire. Devenir indigène ne peut pas vouloir dire accéder à une sorte de fondement ontologiquement pur. Retirer une par une les peaux successives de l’oignon ne vous donnera pas accès à l’essence de l’oignon. Il est peut-être bon aussi de noter que si l’indigénéité n’est pas un « donné » ou la part (maudite ou révérée) d’une situation binaire, alors même la modernité doit être conçue comme une sorte d’indigénéité. Oui, le capitalisme néolibéral si détesté et ses rêves techno-utopiques de permanence, d’abstraction et de domination sont tout aussi indigènes (et « naturels ») que les danses nues sous la lune (ou autre spectacle par lequel Hollywood aime à rendre compte des peuples non-occidentaux). On pourrait même dire que la modernité est cette pratique indigène particulière qui consiste à dénier toute signification au non-humain et toute agentivité au monde vibratile. Est-ce que cela vous paraît juste ?
  • Me décoloniser ne peut pas signifier revendiquer une donnée pré-existante. Le mot de décolonisation suggère parfois une sorte de retour à une palette originelle, des manières ancestrales d’agir – mais les idées de voie originaire et de données autonomes sont en elles-mêmes déjà des produits des cadres blancs du savoir. Les mouvements anti-coloniaux et pan-africains ont souvent essayé de revendiquer une justice qui faisait appel à un idéal complexe – une vision romantique de l’afrocentricité. Ce faisant, ils ont soutenu une politique identitaire aveugle aux contextes changeants et aux marques indélébiles des passés coloniaux. Une manière différente de penser la décolonisation pourrait être de la concevoir comme la pratique de l’intimité avec le lieu où l’on se trouve. C’est une manière de rendre des comptes et de s’ouvrir à notre situationalité, qui n’a rien à voir avec la tentative de s’accaparer une identité stable comme une idée platonicienne, ou comme une qualité transcendante.
  • Je suis noir mais je suis aussi blanc. Un chaman m’a un jour dit qu’il allait me changer en chèvre. Il avait l’air tout à fait sérieux, et de fait, j’avais osé questionner un aspect de sa pratique. Ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à comprendre comment sa manière de comprendre le monde incorporait l’idée de métamorphose. Pour les Yorubas, le monde n’est pas peuplé de « choses » indépendantes qui seraient capables de se déplacer en suivant leurs propres logiques ou dynamismes internes. Le monde est une toile, un tissu, et en tant que tel, ses frontières sont poreuses et toujours changeantes. Au lieu d’un monde de choses, nous avons des mondes de relations. Nous nous touchons sans cesse les un·es les autres, nous nous infectons sans cesse, si bien qu’il est impossible de pointer un point originel. Voilà qui suggère que ma « noirceur » co-émerge avec votre « blancheur » – et que nous ne nous sommes que des aspects (à quelques -tirets près) les un·es des autres.

Je peux peut-être continuer à troubler ce dernier point et dire que non seulement je suis blanc, mais je suis aussi vert comme le spirogyre. Brun comme l’arbre, la montagne et la fourmillière. Bleu comme le ciel. Je suis hanté par le caméléon, qui n’a aucun scrupule quant aux couleurs qu’il prend ; et je suis troublé par l’indétermination des espèces de poissons qui peuplent la haute mer et qui sont capables de se rendre invisibles en monde camouflage. Et quand je dis cela, je ne me sens plus accablé par le poids de devoir réaliser une essence de la noirceur, parce que je comprends que devenir indigène n’est pas une question d’essences, ou d’impératif cosmique. Être indigène ne veut pas dire être originaire ; c’est au contraire s’écarter des chemins de l’origine. C’est perturber les algorithmes calculables. C’est être sensible aux murmures du lieu, s’asseoir dans le non-nommé, suivre les ombres vers d’indicibles aventures, et prendre conscience d’une sensualité qui, souvent, résiste à l’articulation et à la conceptualisation.

Je vous propose donc une série de défis et de de questions, à vous, mes ami·es blanc·hes – celleux d’entre vous, du moins, qui sont déjà troublé·es par les politiques urbaines et qui s’efforcent d’habiter aux zones frontières. Celleux d’entre vous qui en avez assez de sentir vos pieds à moitié plantés dans l’air, et ont des désirs de sanctuaires auxquels appartenir. Celleux d’entre vous qui me demandent, quand nous nous rencontrons : « comment devenir indigène ? »

  • Vous êtes déjà indigènes. Il n’y a pas besoin de « devenir » indigène. Ce récit du devenir indigène, c’est le récit des fossés et des distances à franchir, de notre prétendue séparation d’avec la nature. C’est une histoire qu’on raconte beaucoup : celle d’une période où, l’on ne sait trop comment, nous nous serions déconnectés des temporalités naturelles, de la manière dont le monde est « vraiment ». À l’intérieur de cette histoire, l’impératif éthique de notre temps, dites-vous, est de re-joindre la nature et ce faisant de re-devenir indigènes. Autrement dit, l’histoire vous dit que vous avez déjà été connecté·es au monde, puis que vous en avez été séparé·es, et qu’il vous faut maintenant y revenir. Mais que se passerait-il si vous ne l’aviez jamais quitté ? Que se passerait-il si tous vos ponts et vos fusées et vos gratte-ciel et vos routes et vos technologies et vos OGM n’étaient que des itérations de la nature, même s’il s’agit sans doute d’une nature que nous trouvons aujourd’hui bien troublante ? Et si vous étiez tout simplement intriqué·es, dépendant·es des terres, des eaux, des airs (même si votre indigénéité spécifique vous conduit à extérioriser cette dépendance) ? Que se passerait-il si votre angoisse de « trouver où atterrir » ou de « devenir indigène » se transformait en une lenteur studieuse, une curiosité quant au monde qui vous entoure ?
  • Interrogez votre blanchité. Nous ne naissons pas, nous sommes fait·es et produit·es et façonné·es par des pratiques matérielles, des discours scientifiques, des contraintes économiques et des cadres politiques. La blanchité elle aussi est faite – elle aussi a été façonnée, et d’abord invoquée pour servir l’industrie américaine de l’esclavage. On l’a souvent dit : l’esclavage, au départ, n’était pas coloriste. Il y avait des esclaves blanc·hes et noir·es, camarades d’infortune sous l’œil sévère des prophètes du profit. La blanchité serait alors née d’une ruse administrative : déléguer à des lieutenants blancs le rôle de manager du système, en les autorisant à posséder des esclaves « noir·es ». Le monde scientifique s’est rendu complice de cette vision en donnant des gages au mensonge sous la forme de publications montrant que les personnes noires valaient les trois-cinquièmes des vrais hommes. En bref, un appareil éthico-politico-scientifique a produit la blanchité, l’a soutenue au nom d’une promesse de maigres privilèges, et vous a coupées de l’abondance du monde autour de vous. L’âme de la blanchité, c’est les couleurs qu’elle empêche de compter, des couleurs et des voix qui continuent de vous hanter dans les lieux-frontières.
  • Demander pardon ne suffit pas. La réconciliation aujourd’hui est souvent pensée sous la forme de performances ornementales de contrition. L’Australie a maintenant son National Sorry Day pour commémorer et réfléchir aux mauvais traitements infligés aux peuples indigènes de ce pays. Bien qu’il y ait de l’importance et de la puissance à ces actes, le pardon n’est qu’un premier pas. Demander pardon a plus de chance de réinvestir le « pouvoir blanc » d’une sorte de nobilité, comme celle du philanthrope qui distribue son argent. D’autres sortes de compte ont besoin d’être rendu – des comptes qui nous placent au bord de nous-mêmes. Des comptes qui nous aident à percevoir le palimpseste de couleurs que nous sommes, et qui nous rappellent que « nous » (qui ou quoi que ce soit ce « nous ») est toujours en train de se faire. Le pardon en finit avec les dettes ; la réconciliation trouble les frontières.
  • Écoutez : remarquez la sacralité de ce qui vous entoure. Le mystère de l’endroit où vous vous trouvez. Voilà une notion bien différente de l’indigénéité – pas un provincialisme, un autochtonisme ou un exotisme qui objectifie l’identité, mais une vocation vivante et respirante qui vous conduit à renommer l’enchantement qui nous nous entoure, qui est en nous, avec nous, où que nous soyons.

Retravailler la blanchité au service du multiple

Est-ce que cette lettre est ma manière de vous inviter à ne pas voyager, à ne pas venir en Inde, à ne pas dire « namaste » et à ne pas pratiquer le yoga ? Certainement pas. Je ne veux pas dire qu’il faudrait se coller à un endroit et n’en plus bouger. Ce qui est en jeu, c’est une performance bien plus exaltante de l’indigénéité, qui ne requiert pas la distance, qui n’exige pas nécessairement que nous protégions une identité pré-déterminée, et qui ne se limite pas au monde humain. Vous n’avez pas besoin de voyager pour être indigènes. L’endroit où vous vous trouvez est déjà sacré… il n’y a pas de domaine supérieur auquel accéder, pas de passage secret à divulguer, pas d’intérieur à atteindre.

En retravaillant la blanchité, est-ce que je l’absous de sa responsabilité, est-ce que je contribue à l’exalter, en dépit de ces malheureux effets d’exclusion, dont certains sont en passe de se transformer en stratégies d’inclusion de « la diversité » ? La réponse est non. Je sens la profondeur des comptes que la blanchité doit rendre et de la responsabilité qui incombe au dépassement des réparations, et à une remise en cause de ces mêmes frontières qui, aujourd’hui, continuent encore de soutenir la blanchité. Si nous devons développer une politique qui cultive de multiples chemins, et pas seulement une politique à sens unique, il nous incombe de suivre les plis et replis matériels du monde et ses mystères.

Je crois que j’en ai dit assez.

Permettez-moi de clore cette lettre, mes chèr·es ami·es blanc·hes. Sœurs. Frères. Partenaires de pèlerinage dans cette saga incessante, pleine de bruit et de silence. Nous avons besoin d’une nouvelle politique qui cesse de servir et de reproduire la blanchité dont nous sommes, vous et moi, les prisonnier·es. Il est temps de s’égarer, de perdre son chemin, de poser de nouvelles questions. Un activisme sacré. Un ralentissement qui sait que l’enchantement n’est pas une denrée rare.


Source : Báyò Akómoláfé, « Dear white people », 10 juin 2016 ; https://www.bayoakomolafe.net/post/dear-white-people.

Traduit de l’anglais par Emma B.

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Notes

  1. Un terme de pidgin nigérian, désignant une personne blanche ou une personne qui n’est pas distinctement africaine.[]
  2. dans son opus magnum, « Tout s’effondre »[]
  3.  NDT : « … from place to space… », probable allusion au titre du film afro-futuriste de Sun Ra et Joshua Smith, Space Is the Place (1972),[]