Entretien réalisé par Yann Faure à propos du livre de Frédéric Keck, Politique des zoonoses : vivre avec les animaux au temps des virus pandémiques, La Découverte, 2024.
Depuis 2020, le grand public a découvert les « zoonoses », ces maladies qui passent des animaux aux humains. Ce sujet est au cœur de votre travail depuis environ 20 ans. Vous vous êtes notamment intéressé à l’ESB de 1996, au SRAS de 2003, aux pandémies de grippe et de COVID-19. Pour cela, vous avez pris le point de vue des « chasseurs de virus » et des éleveurs d’animaux dans de nombreuses régions du monde. Comment interprétez-vous le fait que la grippe aviaire causée par le virus H5N1 hautement pathogène soit quasiment sortie des radars ?
Le virus H5N1 a été identifié pour la première fois à Hong Kong en 1997. Il tue deux personnes sur trois qu’il infecte lorsqu’il y a un contact avec un oiseau, mais jusque-là il ne s’est pas transmis entre humains. L’Organisation mondiale de la Santé a déclaré 466 morts du H5N1 depuis 1997, mais elle redoute que ce virus devienne pandémique s’il se transmettait entre humains, et elle en suit les mutations attentivement.
Je me suis intéressé à ce virus quand je suis entré au CNRS en 2005 : il venait d’arriver aux portes de l’Europe, et j’ai étudié à Hong Kong la genèse du dispositif global de préparation à une pandémie de grippe aviaire. Depuis 2015, on considère que le virus H5N1 est endémique en France, c’est-à-dire qu’il circule de façon régulière chez les oiseaux sauvages, où il fait parfois de nombreuses victimes, et il se transmet aux volailles domestiques, même s’il ne s’est jamais transmis aux humains. En 2022, 80 % des fous de Bassan sur la réserve des Sept-Îles en Bretagne sont morts du H5N1, et 22 millions de volailles ont été tuées dans le Grand Ouest pour contenir l’épizootie.
Cet événement est passé sous les radars parce que les médias français étaient alors concentrés sur l’élection présidentielle et la guerre en Ukraine. La grippe aviaire est un problème pour l’environnement lorsqu’elle touche les oiseaux sauvages, pour l’agriculture lorsqu’elle touche les volailles domestiques et pour la santé lorsqu’elle touche les humains. C’est une épizootie mondiale (tous les continents sont à présent touchés, y compris les oiseaux de l’Arctique, alors que jusqu’en 2005 seul le continent asiatique était concerné) et cela pourrait devenir la prochaine pandémie.
L’administration Trump vient d’abandonner un financement de plusieurs centaines de millions pour développer un vaccin contre le H5N1. Cela vous inquiète-t-il ? Que vous inspire la situation actuelle écologique des États-Unis et ses impacts potentiels sur la santé planétaire ? Est-ce une rupture avec le rôle de « pouvoir pastoral » que le pays jouait jusque-là ?
Depuis 1997, les Etats-Unis imposent une forte pression sur la Chine pour qu’elle contrôle les risques de transmission de la grippe aviaire, notamment dans les fameux « wetmarkets », ces marchés où les consommateurs chinois peuvent acheter des animaux vivants. Après la révélation des risques d’armes bactériologiques fabriquées dans l’ex-Union Soviétique et utilisées après les attaques du 11 septembre 2001, les administrations Clinton et Bush ont fortement investi dans la préparation à une pandémie de grippe venue de Chine, notamment en stockant massivement des vaccins et des antiviraux.
Mais ces plans de préparation aux pandémies reposaient sur le soupçon de bioterrorisme chez des ennemis des Etats-Unis sans mettre en question l’élevage intensif en Amérique du Nord, comme l’a montré le géographe Mike Davis. La pandémie de grippe porcine H1N1 en 2009 a été très mal gérée par l’administration Obama car elle a commencé dans un élevage à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. De même, les cas de grippe aviaire H5N1 depuis 2024, ignorés par l’administration Trump, laissent supposer qu’une zoonose a plus de probabilités de causer une pandémie aux Etats-Unis qu’en Chine, du fait de l’extrême concentration de l’élevage industriel et de la précarité de la main d’œuvre qui y travaille.
On assiste en ce moment à la fin de la prétention des Etats-Unis à exercer ce que j’appelle, à la suite de Michel Foucault, un pouvoir pastoral, en concevant des mesures de santé globale qui s’appliquent à l’ensemble de la planète. Mais cela ouvre peut-être des alternatives intéressantes.
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Vous proposez en effet une reprise et une critique du concept de « biopolitique » de Michel Foucault. En quoi le concept de « pouvoir cynégétique » vous apparaît il comme une alternative à celle de pouvoir pastoral ?
Les relations de pouvoir existent entre humains mais évidemment aussi entre humains et animaux non-humains. Et elles peuvent prendre diverses formes. Michel Foucault, dans ses analyses sur les relations entre savoir et pouvoir, contraste en 1976 le « pouvoir souverain », qu’il définit comme un « pouvoir de faire mourir et laisser vivre », dans l’affrontement entre le souverain et ses ennemis sur une frontière, et le « biopouvoir », qu’il définit comme un « pouvoir de faire vivre et laisser mourir », en contrôlant les individus par des disciplines variées dans des institutions de type carcéral et en surveillant les populations dans des territoires par des statistiques. Curieusement les animaux sont quasiment absents de sa pensée, alors que Foucault avait bien noté que l’élevage industriel des animaux a été au cœur de la mise en place de la biopolitique, notamment avec le contrôle des premières épizooties comme la peste bovine au 18e siècle.
Nous avons beaucoup discuté de ce que Foucault appelait « pouvoir pastoral » pendant l’épidémie de COVID, par exemple autour de « l’immunité de troupeau », parce que nous étions enfermés chez nous au nom d’un bien supérieur auquel seuls les épidémiologistes avaient accès. Mais nous avons peu discuté de « pouvoir cynégétique », que je définis à la suite de Grégoire Chamayou comme le pouvoir de capter une proie en prenant son point de vue. Il s’agit à la fois d’une capture matérielle, voire d’une extraction (les virologues prélèvent des échantillons sur des rats, chauves-souris, des oiseaux ou des cerfs pour les stocker dans des laboratoires) et d’une captation sensibles (les virologues suivent les mutations des virus de grippe, des virus Ebola ou des coronavirus dans des environnements sauvages avant qu’ils n’arrivent dans les environnements humains). Et contrairement à l’économie des industries extractive, qui repose sur le secret pour produire de la valeur, les « chasseurs de virus » produisent de la valeur en partageant l’information en public.
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De la propagation de la COVID-19 à celle du H5N1, on s’est habitué à entendre des expressions comme « espèce hôte », « réservoir animal », « débordement zoonotique ». Dans votre livre, vous revenez longuement sur les conditions d’apparition de toute cette terminologie. Pourquoi ?
Avec Christos Lynteris, anthropologue à l’Université de Saint-Andrews, nous avons travaillé sur l’émergence de ces notions centrales pour la gestion des zoonoses au moment de la grande pandémie de peste de la fin du 19e siècle, lorsque Alexandre Yersin découvre à Hong Kong le bacille qui cause la maladie et Paul-Louis Simond montre que la puce du rat le transmet aux humains. C’est en traquant les rats à travers la planète que les experts en santé publique conçoivent les premiers schémas de transmission des microbes des animaux sauvages vers les animaux domestiques et les humains. Lorsque ces schémas sont appliqués dans les années 1960 aux oiseaux sauvages, réservoirs des virus de grippe, puis dans les années 2000 aux chauves-souris, réservoirs des coronavirus et de nombreux autres virus zoonotiques, les experts en santé globale ne peuvent plus les éradiquer, comme ils l’ont recommandé pour les rats : ils doivent prendre en compte le fait que ces espèces sont souvent protégées car elles sont menacées par l’activité anthropique. Il y a donc une transformation historique entre les réservoirs de maladies (que les humains surveillent pour se protéger des animaux) et les réserves naturelles (où ils protègent les animaux en les surveillant). Jules Sknotes-Brown a bien montré comment les réserves naturelles en Afrique du Sud ont été des lieux essentiels pour l’étude de la trypanosomiase dans la faune sauvage au début du vingtième siècle. Jean Dorst, dans son grand livre Avant que Nature meure en 1965, propose également que les réserves naturelles soient considérées comme des réservoirs pour l’étude des mutations du vivant.
Votre livre interroge justement notre vision de la délimitation entre le « sauvage » et le « domestique ». En quoi le concept de « cryopolitique » que vous proposez peut-il nous être utile pour comprendre comment nos sociétés considèrent les écosystèmes ?
Je reprends aux historiennes et anthropologues Joanna Radin et Emma Kowal le concept de « cryopolitique » pour décrire des espaces où le vivant est conservé au froid sous forme de collections, dans le but de différer leur mort le plus longtemps possible. Selon elles, les musées d’anthropologie, les parcs zoologiques ou les réserves naturelles sont des espaces dans lesquels les conservateurs doivent travailler avec les peuples autochtones d’où viennent ces êtres vivants pour construire leur avenir en commun.
La conservation des êtres vivants dans les réserves des musées s’oppose ainsi selon elles à la protection de la « wilderness », qui exclut les peuples autochtones des réserves naturelles au prétexte de maintenir une distance indispensable entre humains et non-humains.
Mon hypothèse est que les « chasseurs de virus » passent du « pouvoir cynégétique » à la « cryopolitique » lorsqu’ils conservent leurs échantillons dans des laboratoires qui sont connectés entre eux, tout comme les musées entre lesquels circulent des objets culturels. Nous avons beaucoup discuté de la biosécurité pour accuser le laboratoire de Wuhan d’avoir laisser échapper le SARS-Cov2 (ce qui reste discuté par les virologues), mais la biosécurité est d’abord un ensemble de normes régulant l’échange de matières et d’informations entre les laboratoires (dans lesquelles la Chine populaire a été intégré avec la construction du laboratoire de Wuhan). Il y a une dimension coloniale et aliénante dans ce travail d’extraction et d’accumulation d’échantillons, mais il y a aussi une dimension post-coloniale plus émancipatrice dans le travail de construction d’un imaginaire commun à partir de ces échantillons partagés.
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Avons-nous tiré les leçons de l’émergence du SARS-Cov2 et de la pandémie de Covid-19 ? Et saurons-nous les utiliser pour combattre la propagation du H5N1 ou endiguer les virus émergents qui suivront ?
La pandémie de Covid-19 a contribué à diffuser les connaissances sur les virus zoonotiques et sur les techniques visant à limiter leurs effets pathogènes dans l’ensemble du vivant. Depuis le début des années 2000, on parle d’une seule santé (One Health) pour mettre en commun les données de surveillance sur les microbes qui circulent chez les humains, les animaux domestiques et les animaux sauvages en fonction de leurs environnements. Je fais le pari qu’un nouveau bien commun pourrait émerger de ces alliances entre médecins, vétérinaires, écologues et protecteurs des animaux sauvages à travers les savoirs virologiques.
C’est à mes yeux une transformation scientifique aussi importante que celle qui a eu lieu à la fin du 19e siècle lorsque les économistes, les juristes et les sociologues se sont associés pour construire un savoir sur les risques professionnels et les risques industriels auxquels sont exposés les humains en fonction de leurs conditions de vie. Il faut à présent construire un imaginaire commun aussi fort avec la « santé planétaire » que celui qui a été construit pour la « sécurité sociale », et pour cela rendre plus concrètes les chaînes de solidarité entre les êtres vivants.
Si la « santé planétaire » a été critiquée comme une vision instrumentale et dépolitisante de la nature1, il me semble que son imaginaire d’un monde commun doit être détaché de l’approche extractive et coloniale dans laquelle elle s’enracine, pour être mobilisé dans les sites et les territoires où elle permet de lutter contre les projets qui menacent l’environnement. C’est ce que j’appelle des territoires sentinelles, comme celui de Hong Kong, où les virologues travaillent avec des ornithologues dans des réserves naturelles et luttent contre des projets de construction ou contre le trafic des animaux sauvages. Ce sont les deux faces de la biopolitique analysés par Michel Foucault : une face aliénante d’exploitation et une face émancipatrice dans un retournement de la surveillance vers un bien commun.
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Notes
- Pierre-Marie David et Nicolas Le Dévédec, « Santé Planétaire, santé extra-terrestre ? », Terrestres, 24 novembre 2023, https://www.terrestres.org/2023/11/24/sante-planetaire-sante-extra-terrestre[↩]