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Dans l’impressionnant livre de Sophie Gosselin et David Gé Bartoli Le toucher du monde. Techniques du naturer (éditions Dehors, 2019), l’enjeu déclaré n’est rien moins que de réinventer le rapport au monde. Le monde ? Partout, il y a la nature, or la nature n’est pas la totalité substantielle et rationnelle mais ouverture et mouvement illimité du naturer (p. 16). Pour penser le mouvement du naturer – sa poussée, sa sécrétion, son se tramer – il convient de saisir en quoi il n’est rien d’autre que la technique. Mais on ne comprendra cela qu’en déplaçant aussi la question de la technique. « Le déplacement qu’il s’agissait pour nous d’opérer consistait à repenser la technique non plus depuis le postulat de la supériorité de la dimension intelligible, mais depuis la prise en compte de la dimension sensible. Ce déplacement oblige à reconsidérer ce que nous entendons par sensible en le pensant par-delà toute opposition dialectique avec l’intelligible. Le sensible est d’abord puissance de toucher et d’être touché : puissance-matière qui ne peut être pensée à partir des catégories ontiques (relatives à ce qui est donné) mais seulement selon les termes de l’approche pathique (attentive à ce qui arrive, à ce qui se passe, à l’événement » (p. 378). Pour porter cette technique touchante en paroles, Gosselin et Bartoli ont démantelé une longue tradition de la philosophie de la technique et formulé nombre de nouveaux concepts, à la fois lumineux et pourtant souvent arythmiques (parce que contre-linguistiques, comme le se tramer). Qu’est-ce qui motive ce travail tectonique ?

Jean-Luc Nancy a écrit dans Corpus que « toute la philosophie de la nature est à refaire, si la “nature” doit être pensée comme l’exposition des corps » 1. Si Nancy a créé une pensée extraordinairement féconde de l’être singulier pluriel des corps articulés depuis leur “ex-peau-sition”, il n’a pas pour autant développé la philosophie de la nature dont il énonce ici la nécessité. Par le mot « éco-technie » 2, il fait certes signe vers la possibilité de penser la nature à travers la technique, mais comme cet « éco » désigne probablement davantage l’éco-nomie que l’éco-logie, l’éco-technie ne débouche finalement pas sur la techno-nature elle-même – sur la nécessité de penser la nature comme technique et la technique comme nature.

Sur fond de cette attente mise en mots par Nancy, il est réjouissant de découvrir la philosophie de la nature enfin refaite par Sophie Gosselin et David Gé Bartoli dans leur livre extraordinaire Le toucher du monde. Techniques du naturer. Ce livre ne s’adresse pas spécialement à Nancy mais développe une réflexion et une création libre se mouvant dans un paysage intellectuel beaucoup plus vaste, peuplé de grands noms de la pensée française du 20ème siècle (Blanchot, Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari, Jullien, Bailly, Deligny), ainsi que de l’anthropologie et de l’art. D’un côté, pour exposer l’être-des-corps, Le toucher du monde s’inspire de la phénoménologie, notamment de l’idée, formulée par Merleau-Ponty, du chiasme du touchant-touché qui fait la chair (p. 248-253). De l’autre côté, pour déjouer les tentations naturalistes de la phénoménologie, Gosselin et Bartoli se réfèrent à Derrida et surtout à sa pensée du pharmakon de l’écriture (p. 71-78, 158-159), de la khôra (p. 316-317) et de la spectralité (386), termes qui suggèrent que ce qui apparaît n’est pas tant la chose même que son signe, qui tire son sens non pas directement du réel mais depuis une activité inconsciente de mémoire et d’imagination. Enfin, pour dépasser la négativité de la déconstruction, Gosselin et Bartoli suivent la leçon de Deleuze, Guattari et aussi de Nancy en développant tout un réseau de nouveaux concepts – naturer, tramer, approcher, tracer, intensible, infraphysique… – qui permettent de tracer, puis d’inscrire, ce qui se propose comme une nouvelle expérience de la nature.

Un nouvel agencement de concepts

Le résultat est un agencement de concepts qui laisse voir l’être d’une nouvelle façon. Le toucher du monde reflète la même pulsion métaphysique qui a généré, depuis le début du 21ème siècle, de nombreux traités de métaphysique (y compris dans la philosophie analytique) et de nouveaux systèmes métaphysiques (notamment ceux qu’on regroupe sous le titre de réalisme spéculatif ou d’Ontologie Orienté Objet, dont par exemple Forme et objet de Tristan García 3). Certains de ces systèmes témoignent d’un souci écologique (Levi S. Bryant 4) et tous sont conscients du statut spéculatif des systèmes métaphysiques d’aujourd’hui, ce qui fait que souvent ils côtoient la littérature et l’art. Si on lit Le toucher du monde sur ce fond comme un traité d’ontologie contemporaine, il se distingue clairement de ces systèmes en ce que, se nourrissant d’un terrain post-phénoménologique et post-structuraliste, il refuse de s’établir en une ontologie mais se veut plutôt, comme le dit Jullien, une « opération de désontologie » (p. 317) ; et il refuse d’ériger un système métaphysique qui lui paraîtrait instrumentaliste et totalitaire, mais se comprend plutôt comme une « infra-physique capable d’accueillir l’événement d’une advenue et l’espacement sous-jacent depuis lesquels ils se déploient » (p. 91). Rejetant tout système, il n’est pas non plus une machine conceptuelle, mais vraiment un paysage où des traces et « chevêtres » de pensée se croisent sans fin pour rendre possible quelque chose qui est peut-être une éco-philosophie. Car tout autant qu’une infraphysique, ce livre est une réponse au besoin existentiel de se rapporter au monde naturel.

Jusqu’à très récemment, il a fallu un certain courage pour écrire une philosophie de la nature motivée par un souci écologique. Surtout en France, l’écologie a longtemps été rejetée de la philosophie par des humanistes qui y voyaient une continuation du totalitarisme nazi (parce que les premiers grands traités de l’écologie philosophique étaient allemands ?) ou par des esthètes urbains qui y voyaient juste des rêveries new age californiennes, en sorte que seuls quelques solitaires comme Michel Serres y prêtaient attention. Mais on pourrait aussi dire que ce rejet fut la grande erreur de la pensée française du 20ème siècle autrement si fructueuse. Aujourd’hui, nulle personne qui suit un tant soit peu les sciences de la vie et de la terre ne peut ignorer les très grandes menaces environnementales auxquelles il faut réagir : le réchauffement climatique, la sixième extinction, mais aussi d’autres catastrophes comme par exemple le plastique qui étouffe les systèmes aquatiques, et l’agriculture intensive qui appauvrit les sols.

Aujourd’hui, heureusement, les réactions ne manquent plus, surtout celles, scientifiques, politiques, artistiques ou citoyennes – ou celles des jeunes des mouvements comme Fridays for Future ou Extinction Rebellion. Mais il est également impératif de faire face à la situation philosophiquement, de trouver des outils, des techniques de penser, et finalement aussi des assises dés/ontologiques. Voilà ce que font Bartoli et Gosselin, offrant une « infra-physique » à la mesure du monde où la nature bouge sous les pieds. Ils sont motivés par des soucis éthiques, dont ils signalent surtout la bio-technologie (p. 380-384), le transhumanisme (p. 384-387) et la crise écologique (p. 387-390), et dont la dangerosité tient en partie aux limitations de la conception de la technique sur laquelle ils évoluent. C’est donc autant pour des raisons politiques que pour des raisons philosophiques qu’il est important de révéler ce qui dans la conception traditionnelle de la technique soutient l’époque calamiteuse – et comment penser la technique autrement.

Plutôt que de chercher la structure idéale du monde, Bartoli et Gosselin exposent sa structure technique. Ils pensent la technique, contrairement à ses interprétations traditionnelles, instrumentalistes ou systémiques, comme le mouvement du naturer. La nature se fait lorsque les corps se rapportent les uns aux autres « techniquement ». Envisagé comme le mouvement même de la nature, la technique se pense comme la techné la plus originaire où la technique et l’art sont encore unies. La techné originaire s’exprime bien sûr aussi dans la rationalité instrumentale et dans l’idéalité scientifico-politique, mais Le toucher du monde privilégie surtout à ses autres expressions, notamment dans l’art et dans les pratiques des peuples indigènes. Cette pluralité des sources est importante, car elle permet à Gosselin et Bartoli de contourner la tentation de s’appuyer trop lourdement sur un mythe (par exemple de Gaïa) en attirant plutôt l’attention sur l’infinité des traces et des inscriptions diverses.

Nature et naturer

Le livre Le toucher du monde se divise en trois grandes parties intitulées par des verbes transitifs : se tramer, approcher, tracer. On peut lire ces termes comme les réponses que donnent Gosselin et Bartoli aux trois grandes questions classiques de l’être, de la connaissance et de l’œuvre.

La philosophie de la nature de Gosselin et Bartoli expose l’être comme nature, et la nature, non pas comme unité substantielle ou rationnelle, mais comme un mouvement infini du naturer. Le naturer se déploie en se tramant : « Le se tramer est tout entier pris dans le mouvement du naturer, qu’il faut comprendre non comme un ordre immuable de propriétés et de lois, mais l’infinité des variations sensibles du corps » (p. 28). Se tramer est la poussée terrestre liée aux rencontres, accidents et aléas de la terre (ibid.). Tout comme la nature n’est pas un être mais l’infinité de corps, le naturer n’est pas une force souterraine mais l’infinité des écarts entre les existants : « Il n’y a de monde que depuis l’épreuve du naturer, en tant que le naturer ouvre la possibilité d’une multiplicité des mondes. Un monde consiste (prend consistance) à travers la co-advenue des existants depuis une puissance sous-jacente constituée d’une infinité de traces, c’est-à-dire d’amorces de différenciation et de formation de la matière » (p. 59). « C’est dans les écarts de la nature […] que quelque chose se trame » (p. 34).

Gosselin et Bartoli ne pensent pas la technique selon le paradigme moderne (instrumentaliste ou systémique) mais comme l’articulation qui accompagne le mouvement du naturer : « La technique n’est donc plus ici pensée relativement au faire d’un agent mais comme articulation d’une trame d’espaces et de temps se déployant à travers les corps depuis la persistance d’une poussée impersonnelle. Cette trame d’espaces et de temps articule une inscription à même les écarts du naturer. » (p. 127). La nature est donc conçue « comme mouvement persistant du naturer, comme infinité d’écarts, d’événements et de variations sensibles qui s’ouvrent depuis la possibilité d’un se tramer, d’une poussée arachnéenne. » (Ibid.) La technique n’est donc pas un moyen du corps mais un mouvement de se tramer qui, avant toute intention et conscience, naît dans la nuit intime des corps, les traverse et peut éventuellement prendre la consistance d’une trame qui s’enchevêtre à d’autres trames (p. 56-57). Lorsque le monde se trame, la technique s’inscrit ainsi dans son mouvement. L’existence est technique, et la technique consiste en ce que les existants s’ouvrent les uns aux autres, co-adviennent, habitent les uns près des autres à l’écart des autres : font monde (p. 127).

« L’enjeu consiste à libérer le mouvement du naturer de toute tentative de capture » (p. 58) en sorte que « la singularité d’un existant ne se confond donc pas avec l’individualité pensée comme unité indivisible ». Il faut plutôt penser l’existant selon une constellation qui « articule un double mouvement d’individuation et de dividuation, double mouvement qui articule une inscription » (p. 87). Pour que ce double mouvement puisse avoir lieu, il faut résister à la localisation et la clôture des corps, et les ouvrir aux traces latentes précédant l’invididuation, aux autres absents (“spectraux”), bref, les ouvrir au dehors. Voilà ce que fait l’infraphysique. Elle est une pensée qui s’expose au dehors, à l’écart, à la forme ou à l’image en train de se prendre – à la dimension préindividuelle du monde (91-93, 130).

La deuxième partie, Approcher : de la connaissance ontique à la co-naissance pathique démonte le concept traditionnel de connaissance tout en tissant à sa place une pensée de co-naissance qui, bien que déjà nommé par Claudel (p. 144), acquiert ici un statut philosophique complet. Suivant la définition de Heidegger, selon qui la technique n’est pas un instrument mais une forme de savoir, Bartoli et Gosselin interprètent la question de la connaissance comme question de la technique et ils présentent celle-ci à travers son histoire. Ce point de vue ouvre une autre histoire de la technique, où la question de la technique ne revient pas à réaliser des objectifs humains mais à voir le monde en train de se tramer ; regard redoublé par différentes façons de faire voir ce tramage à travers diverses techniques d’exposition et de présentation. Il n’est donc pas étonnant que la démonstration ne cesse de montrer les limites de l’interprétation scientifique de la technique en se référant plutôt aux techniques de la peinture, depuis Lascaux via Léonard jusqu’à Turner et Dubuffet.

Gosselin et Bartoli commencent leur histoire de la technique par les techniques de chasse que Bataille découvre dans les peintures pariétales de Lascaux. Dans ces dessins, disent-ils, dessiner l’animal n’est pas le capturer une deuxième fois dans son image mais « bien plutôt accueillir l’écart irréductible entre le chasseur et sa proie, écart qui se déploie dans les contours toujours mouvants de la nature » (p. 133). Comme le dit Bailly, dans ces images « le visible recèle le caché » qui est « pour ainsi dire l’intimité du visible » (134). Gosselin et Bartoli poursuivent : « La nuit est l’écart insaisissable en lequel la vie peut sans cesse se renouveler. Depuis la nuit de sa cachette, l’animal tisse les relations avec les êtres qui l’entourent. Au creux de l’écart, il peut se réinventer, redéployer un nouveau mouvement, un nouveau geste. […] [Car] à travers l’événement que marque l’irruption de l’animal, c’est l’événement même du naturer qui se donne à sentir, l’événement de son advenue incommensurable. Et la beauté […] » (p. 135).

Techniques

Dans le monde préhistorique imaginé ici, les techniques de la chasse et du dessin visent la proie dans sa proximité, dans sa fuite et sa disparition victorieuse. Le fil conducteur de l’histoire de la technique-connaissance racontée par Gosselin et Bartoli est cet écart entre le chasseur de la connaissance et sa proie où, presque paradoxalement, plus l’écart diminue, moins le chasseur connaît sa proie et plus l’écart se creuse, plus le chasseur connaît la proie telle qu’elle se montre – le chasseur connaît alors la difficulté d’approcher les trames de sa vie. Dans un premier temps, ce paradoxe s’illustre dans la lecture que font les auteurs du monde grec, d’abord de l’époque homérique où, « de rite initiatique qu’elle était, la chasse se transformera en acte de guerre, d’une guerre livrée contre le non humain, dans une dialectique qui n’aura de cesse d’opposer l’homme à l’animal, le civilisé à la nature sauvage » (p. 136) et ensuite de l’époque classique qui réduit la technique définitivement à un moyen. « La réduction de la technique en un ensemble de moyens déterminés par une fin est indissociable d’un processus de neutralisation de la dimension pathique du geste technique, dimension qui seule permettait d’accueillir à la fois la dimension imperceptible du naturer et son caractère événementiel. » (p. 140). Cette neutralisation s’affine dans le travail de Platon, comme le montrent Gosselin et Bartoli par une lecture, fort à propos, de la métaphore de la technique de la pêche à la ligne présentée dans le Sophiste, où Platon fait une distinction entre la technique sophistique permettant une chasse matérielle et le savoir philosophique permettant une chasse immatérielle des idées.

La différence entre ceux qui réduisent l’écart et ceux qui le perçoivent se rejoue à l’époque moderne, notamment entre les scientifiques et les peintres. La méthode de la connaissance scientifique depuis la Renaissance jusqu’à nous est la méthode expérimentale : « N’y a-t-il pas paradoxe à dire que la science moderne découvre la rationalité immanente à la matière en la transformant ? C’est en effet ce paradoxe que réalise la méthode expérimentale moderne. Celle-ci consiste à construire des expériences afin de vérifier des démonstrations, des lois, c’est-à-dire des rapports universels et nécessaires échappant aux variations indéfinies de la matière. » (p. 174-175). Les conséquences sont énormes : l’espace et le temps deviennent une dimension quadrillée hors-sol (p. 197), les corps sont virtualisés (p. 198), et finalement la science elle-même, de connaissance de la nature, devient techno-science qui s’accepte comme une technique de simulation des processus naturels et comme une production des corps (comme le montrent bien Hottois et Stengers, p. 243-246).

La peinture moderne, au contraire, s’est souvent confrontée à l’écart dans le visible en tant que celui-ci est imprégné d’invisible. C’est ce qui caractérise déjà la technique du sfumato qui rend les contours imprécis, inventée par Léonard de Vinci : « Si Léonard reprend à son compte l’approche mathématique et mécanique de la nature défendue par Alberti, approche qui prépare l’avènement de la science moderne avec Galilée, il ouvre aussi, à travers l’invention du sfumato, le frayage d’une autre voie, d’une voie qui échappe à la mathématisation et mécanisation de la physis. » (p. 161). Le sfumato n’est pas une image indistincte mais le « déploiement de la physis en tant que spectralité » (p. 164). Parmi les peintres qui auront étudié la présence spectrale de la nature, Gosselin et Bartoli nomment surtout Turner et Dubuffet : « Turner tente de se situer, à l’instar de Dubuffet, au plus près du moment d’éclosion, c’est-à-dire de laisser advenir, à la surface de la toile, le “moment technique” du naturer » (p. 237). Ce n’est pas une technique apte à représenter la nature mais la découverte de la technique qu’est la nature, ce qui se produit à même l’infinité des traces lors du « passage des traces aux tracés dans et depuis l’espacement de l’articulatoire » (p. 240). Ce que les peintres touchent ici, les philosophes le connaissent aussi : Agamben l’appelle puissance et Merleau-Ponty l’appelle l’élément de la chair.

Cette apparition de la « nature » qui se donne en se dérobant, mais qui laisse quand même retracer ses traces, signale le passage de la connaissance à ce que Gosselin et Bartoli appellent co-naissance : « ce que nous tentons de penser comme co-naissance vise […] à ouvrir un monde capable d’accueillir et d’articuler la puissance instable du naturer » (p. 260). « La co-naissance consiste d’abord dans l’art de laisser vivre l’écart, l’espacement articulatoire, en lequel persiste la puissance comme puissance de transformation ou puissance métamorphique. À ce titre, la co-naissance se démarque de l’approche interactionniste promue par la techno-science » (p. 262).

Dans la philosophie moderne, pensée depuis le sujet, les questions de l’être et de la connaissance débouchent sur l’œuvre (qui articule et présente la connaissance de l’être). Le Toucher du monde ne connaît pas de sujet car il pense à même la pluralité de toutes sortes de corps, humains et non humains. Plutôt que d’ériger une œuvre totale, la dernière partie du livre Tracer : de la métaphysique à l’infraphysique, demande comment habiter le monde. Au lieu de survoler le réel, les auteurs demandent au plus près du mouvement du naturer comment accompagner ce mouvement et s’y inscrire. Après avoir montré comment le naturer se déploie comme technique, le livre conclut ainsi en montrant comment « la technique est ce qui rend possible un habiter » (p. 266). C’est en y habitant que l’existant s’inscrit au monde.

Habiter la Terre

Gosselin et Bartoli suivent l’impulsion de la grande interprétation heideggérienne de l’époque de la technique en ce qu’ils pensent comme lui que l’onto-techno-logie moderne a fini par écraser tout savoir-habiter-le-monde. Comme Heidegger, ils cherchent donc une nouvelle possibilité d’habiter le monde mais contrairement à lui, ils ne la cherchent nullement dans la refondation de la communauté historiale sur le fondement de la Terre (rendue somme toute silencieuse par Heidegger), mais dans une plongée dans la Terre elle-même en suivant les lignes de son foisonnement minéral, végétal, animal et humain dans toutes ses formes.

L’onto-technologie des temps modernes désire marquer la terre en y apposant un quadrillage mathématique qui permette de substituer le sol par un espace-temps abstrait hors-sol. Sa meilleure illustration est la cité moderne : « Les constructions urbaines et industrielles de la modernité, du chemin de fer au réseau numérique en passant par le réseau (auto)routier ne sont que des prolongements d’une conception de la nature reconstruite selon les seuls principes mathématiques. Le réseau numérique n’est que la version ultime d’un déploiement réticulaire qui a conquis l’ensemble de la planète Terre » (p. 270). Gosselin et Bartoli désirent rompre avec ce quadrillage (comme on peut désirer marcher pieds nus sur la terre). Pour cela, il faut désapprendre à marquer la terre et apprendre à « découvrir la possibilité d’une inscription dans les écarts du naturer » (p. 266). Voilà ce que ferait la technique au sens recherché ici : « La technique est ce qui rend possible un habiter, l’articulation d’un espace sensible comme condition de l’être-avec » (ibid.). Habiter est donc une possibilité technique qui continue la croissance même du naturer lorsque les existants s’inscrivent dans des processus déjà en cours en ajoutant leur propre force aux forces qui sont déjà en jeu. « L’intervention humaine s’inscrit dans un champ de forces dont elle est indissociable. Dans l’inscription l’espacement entre les forces s’articule, se déploie en formes. Cet espacement est toujours mouvant, sans début ni fin assignables dans l’espace et dans le temps, puisqu’il les précède et les rend possible. En ce sens, l’inscription déplie une trame singulière d’espaces et de temps, elle ouvre et elle conditionne l’expérience du paysage (topos) » (p. 269).

L’habitation recherchée dans ce livre se réalise en paysages. Penser la place comme un paysage ne signifie pas penser depuis un point de vue de survol englobant mais depuis les passages à travers, voire dans le paysage. Le paysage consiste en rencontres plus ou moins fortuites, et il est ce qui rend possible une co-habitation. « Le paysage (topos) prend forme dans l’enchevêtrement de ces tracés » (p. 291). « Le paysage (topos) prend forme dans les écarts entre les lignes, à travers les zones de rencontre, les divergences de parcours ou les points d’arrêt du mouvement. Ces lignes expriment les mouvements d’une multiplicité des corps qui dans leur commerce inscrivent une manière d’être au monde à la fois singulière et commune » (p. 293).

L’infra-physique se définit maintenant comme un savoir-faire conforme à un tel paysage. « On parlera alors d’infraphysique, considérant cette approche qui va non pas du particulier à l’universel et de la partie au tout, mais du commun au singulier, qui pense le naturer comme divers apparaissant sans postuler de principe unificateur et totalisant. L’infraphysique ne vient pas après la nature, mais tisse et articule la physis de part en part » (p. 298). L’infraphysique suit le mouvement du naturer comme un geste technique qui s’entend comme un aller-avec (ibid). Elle n’est pas seulement pathique car elle révèle « l’épaisseur sensible du paysage (topos) [qui] est prise dans une profondeur du champ spectrale composée de toutes les traces latentes de l’espace d’inscription » (p. 297). Elle saisit la présence « spectrale » des corps comme mémoire, et les accompagne jusqu’à « l’image-naissante » où ils deviennent visibles.

Pour mieux cerner l’approche infraphysique, Gosselin et Bartoli signalent en quoi la techno-science contemporaine fait voir le monde à travers une « phénoménotechnique » où les phénomènes sont scénographiés techniquement (p. 306-307) – et où même les corps sont des produits. L’inscription cherchée dans Le toucher du monde est à l’opposé de cette opération techno-scientifique (p. 308). Elle s’illustre le mieux par l’art – les auteurs citent encore Warburg, Duchamp, Dubois, Guzmán… – et surtout par l’anthropologie, dont la présence est massive dans la partie sur l’habiter. Gosselin et Bartoli multiplient les exemples sur d’autres façons d’habiter le monde, notamment les mondes orientaux (Jullien, Fukuoka) et indigènes (Viveiros de Castro, Danowski, Descola, Glowszewski, Brunois, Martin) et le monde des enfants autistes décrit par l’éducateur spécialisé Fernand Deligny. Toutes ces expériences d’habiter, non conformes au standard occidental et par ailleurs très variées, redoublent les expériences ordinaires de chacun par des possibilités d’autres expériences, qui se font sentir de manière sylversatile : « À l’inverse de l’universalité postulée depuis l’ontologie unifiante de la cité européenne, l’expérience de la duplicité ontologique ouvre l’existence humaine à la sylversatilité qu’elle n’a cessé de refouler. Contraction de “sylvestre” (sauvage, forêt) et de “versatile” (capable de retournement, duplicité ou ambivalence ontologique), nous appelons sylversatilité ce qui, dans l’épreuve d’un monde, nous expose à des entités non conventionnelles, non sociales, non humaines, marginales ou liminaires, c’est-à-dire aux diverses manifestations des puissances métamorphiques du naturer à partir desquelles un monde peut advenir » (p. 362-363).

Si j’avais un désaccord avec Le toucher du monde, il porterait sur une question technique de philosophie, sur l’interprétation du terme philosophique de khôra: ne risque-t-on pas ici de le rabattre à la simple hylé? Mais peu importe, car sylversatilité a une autre portée. Car il est vrai que la khôra se donne comme une dimension transcendantale, alors qu’ici on cherche tout autre chose : les rencontres des êtres réels qui font un paysage concret, concrescent. Là où la khôra reste éternellement dans l’ombre, la sylversatilité de ces rencontres donne couleur, chair, joie et sérieux au paysage déployé dans Le toucher du monde.

Notes

  1. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2006, p. 34, cité dans Sophie Gosselin et David Gé Bartoli : Le toucher du monde. Techniques du naturer. Paris, Éditions Dehors, 2019, p. 394[]
  2. Nancy nomme déjà l’éco-technie dans Corpus, op cit., mais il développe aussi ce motif notamment dans Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 158-166, et dans Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 159-162, voir aussi 211-212.[]
  3. Tristan Garcia, Forme et objet: Un traité des choses. PUF 2010.[]
  4. Levi R. Bryant, Onto-Cartography. An Ontology of Machines and Media. Edinburgh University Press 2014.[]