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A propos de :

  • Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017
  • Caroline Ford, Naissance de l’écologie, Polémiques françaises sur l’environnement (1800-1930), Paris, Alma, 2018.
  • Ferhat Taylan, Mésopolitique. Connaître, théoriser et gouverner les milieux de vie (1750-1900), Paris, Editions de la Sorbonne, 2018.

Pour la plupart des militants écologistes actuels, il fait peu de doute que leur combat est très récent, né autour de 1945 et de l’effroi causé par la bombe nucléaire ou après 1968 et l’institutionnalisation d’organisations chargées de représenter l’écologie – devenue politique – dans les arènes publiques. L’écologie serait ainsi le legs d’une prise de conscience récente, le résultat d’une inquiétude nouvelle surgit au contact des enjeux écologiques globaux qui découlent d’un siècle de croissance débridée et à la faveur des années 1968. Pourtant depuis une dizaine d’années, un nombre grandissant de travaux et de recherches interrogent ce lieu commun et démontrent combien, dès le XIXe siècle, de nombreux acteurs se préoccupèrent des questions environnementales, alertèrent contre les dégradations et pollutions provoquées par le capitalisme industriel, imaginèrent diverses modalités de protection de la nature et du cadre de vie humain. Loin d’une simple curiosité érudite ou antiquaire, ces enquêtes sur les manières d’être écologiste dans le passé peuvent s’avérer éclairante pour penser notre condition terrestre actuelle.

Ces travaux nous montrent en effet combien ce sont moins les acteurs du passé qui furent myopes à l’égard des enjeux écologiques que les universitaires qui les prirent pour objet. Les renouvellements de l’histoire sociale et économique, l’essor de l’histoire environnementale, et l’évolution contemporaine des manières de penser les sciences et techniques ont conduit à réinterroger à nouveaux frais la relation que les hommes et les femmes du passé entretenaient avec la faune et la flore, avec les autres êtres vivants et plus généralement avec le monde. Les acteurs non–humains ont ainsi retrouvé une nouvelle puissance d’agir, et les lectures linéaires fondées sur un évolutionnisme naïf en furent profondément bousculé, introduisant un trouble dans nos manières de penser les origines des enjeux écologiques contemporains.

Trois ouvrages récents portant sur la France prolongent et témoignent de cet intérêt croissant pour l’historicité des relations à la nature et questionnent les formes que prirent les questions écologiques et environnementales au XIXe siècle. Chacun à leur façon, à partir de prémices et d’outils théoriques différents, ils invitent à retrouver des imaginaires oubliés et par là même offrent des balises pour éclairer un présent ténébreux. Chacun tente une archéologie matérielle et intellectuelle de l’expérience terrestre des acteurs du XIXe siècle. Chacun le fait certes à partir d’un corpus et de terrains très différents puisque Ferhat Taylan étudie d’abord les discours savants, Serge Audier les penseurs de l’émancipation alors que Caroline Ford entend scruter plus globalement les sensibilités et la « société civile » afin de comprendre comment une part croissante de la population « s’est sentie de plus en plus concernée par l’environnement, à une échelle jamais atteinte dans les siècles passés » (p. 13).

Au XIXe siècle, la plupart des catégories et des mots que nous utilisons aujourd’hui pour décrire la crise environnementale globale n’existaient pas ou n’avaient pas encore acquis leurs significations actuelles – qu’il s’agisse « d’environnement », de « pollution », d’ « écologie », ou même de « milieux » – dans ces conditions le risque est grand de tomber dans l’anachronisme, ce péché capital presque infâmant pour l’historien. Pourtant, toute histoire s’écrit évidemment au présent et le spectre de l’anachronisme peut devenir paralysant lorsqu’il n’est pas questionné, alors que l’envie d’histoire s’exprime de multiples manières. Face aux urgences écologiques, nous avons besoin d’un usage raisonné et contrôlé de l’anachronisme, celui dont Nicole Loraux faisait l’éloge il y a déjà 25 ans1. Mais l’enjeu est finalement moins de savoir si le XIXe siècle fut écologique que de comprendre comment il le fut, de quelle manière il perçut les contraintes imposées par les milieux physiques, et quelles actions il entreprit pour les transformer ? Les trois riches ouvrages recensés ici peuvent nous y aider.

Une France écologique

Ces travaux ne sont évidemment pas les premiers à redécouvrir les réflexivités environnementales du passé, c’est-à-dire la façon dont les acteurs pensaient et analysaient les relations entre leurs actions et leurs milieux de vie, et depuis les années 1990 de nombreux philosophes et historiens ont exploré les origines de l’écologie entendue soit comme une science soit comme un ensemble d’alertes et de pratiques de précaution et de soin à l’égard de milieux fragiles2. Dans cette perspective, le XIXe siècle marqué par les révolutions industrielles et scientifiques, l’urbanisation croissante, l’essor des Etats modernes et la frénésie impérialiste constitue un moment de bifurcation décisif. Selon un lieu commun qui s’est imposé à partir de l’ère gaullienne, lorsque le pays s’engage dans une modernisation rapide et fait le choix de la puissance via le nucléaire, la France aurait été un pays particulièrement réfractaire à l’écologie. L’historienne californienne Caroline Ford le rappelle en notant cette tendance à « minimiser l’existence d’un “environnementalisme, ou d’une conscience environnementale, avant la seconde moitié du XXe siècle en France » (p. 10), tendance qui s’expliquerait selon elle par la primauté accordée par les historiens aux sources anglo-américaine ou Allemandes de l’environnementalisme.

Mais comment imaginer qu’un pays comme la France, caractérisé par des milieux physiques si divers, par l’omniprésence d’une agriculture vivrière, la longue persistance de la petite paysannerie et de fortes densités démographiques à la campagne, mais aussi par l’ubiquité des relations quotidiennes avec les plantes et les animaux, n’ait pas entretenu des relations d’attention et de précaution à l’égard du monde ? Les trois ouvrages nous offrent de multiples exemples de ces précautions infinies que prenaient de nombreux acteurs du XIXe siècle lorsqu’il s’agissait d’intervenir sur le monde, comme des innombrables alertes qui n’ont cessé d’accompagner l’expansion urbaine et industrielle. Évoquons par exemple le cas peu connu de Jean-François Lécuyer, un modeste naturaliste de terrain aujourd’hui oublié, qui a passé sa vie à étudier les oiseaux et les relations entre les êtres vivants. Théoricien avant l’heure des éco-systèmes il affirmait que « détruire complètement les espèces serait appauvrir les hommes et rendre leur vie plus difficile3 ». Ce sont les élites modernisatrices et les intellectuels hors-sol du XXe siècle, enfants d’une modernisation destructrice et d’un imaginaire progressiste condescendant à l’égard du passé, qui ont construit la représentation d’un siècle unanimement productiviste et aveugle aux conséquences de ses actions, pour lever les freins à l’expansion industrielle4.

Les trois auteurs montrent et redécouvrent à leur façon un XIXe siècle français précocement « écologiste », en mettant l’accent sur des auteurs, des textes, des positions qui frappent par leur apparente modernité. S. Audier propose ainsi un large panorama d’auteurs ayant dessiné et imaginé au XIXe siècle les contours d’une « société écologique ». L’ouvrage exhume une multitude d’écrits et d’auteurs pas particulièrement réputés pour leur engagement écologique, comme Charles Fourier, Pierre Leroux, Jules Michelet, George Sand, Flora Tristan, Pierre-Joseph Proudhon, Alexis de Tocqueville, mais aussi beaucoup d’autres déjà présentés comme des « précurseurs », à l’image des transcendantalistes américains Emerson et Thoreau, des Britanniques Thomas Carlyle, William Morris et John Ruskin, sans mentionner d’autres moins connus comme les anarchistes naturiens de la fin du XIXe siècle. Le point commun de tous ces noms est qu’ils appartiennent plus ou moins à la nébuleuse des penseurs progressistes à l’origine des traditions démocratiques, républicaines et socialistes et qu’ils ont tous énoncé des alertes contre les villes tentaculaires, l’exploitation excessive des animaux, les nuisances industrielles, les dégât provoqués par l’appropriation privée de ce qui était commun, et œuvré à l’invention d’une société écologique où l’émancipation des hommes irait de pair avec une relation précautionneuse à l’égard du reste du monde vivant. En dépit de difficultés sur lesquelles nous reviendrons, le projet de Serge Audier est louable et d’une certaine façon courageux car il s’émancipe de normes académiques souvent sclérosantes et revendique un large projet philosophique et politique, dépassant ainsi certaines inhibitions qui pèsent parfois sur les récits des historiens.

Dans un registre différent, Ferhat Taylan explore et restitue des imaginaires scientifiques qui avaient comme point commun d’essayer de comprendre les milieux de vie et leur fonctionnement. Son ouvrage cherche ainsi à exhumer des traditions scientifiques qui offrent « une autre image de la modernité savante en Europe » entre 1750 et 1900 (p. 16), et d’autres modes de pensées sur les milieux de vie. Alors que l’histoire de l’écologie démarre souvent avec la tradition darwinienne, l’auteur retrouve d’autres formes de problématisation de la question du milieu dans des champs aussi divers que la géographie, l’histoire naturelle, la médecine, la biologie lamarckienne, comme la sociologie comtienne et durkheimienne, associés à diverses pratiques de gouvernement, qu’il s’agisse de l’urbanisme, de la criminologie comme des savoirs coloniaux. En scrutant l’émergence et l’évolution du concept de « milieu » il tente de reconstruire les diverses connaissances et techniques développés afin de transformer les hommes par l’aménagement et la prise en charge de leur milieu de vie. Il mêle dans une même analyse les savoirs sur la nature et sur la société pour éclairer comment les sciences ont découpé les choses et pensé l’environnement. Contre toute vision surplombante considérant les sociétés du XIXe siècle comme modelé par un naturalisme ou un prométhéisme prédateur, ces études révèlent l’extrême richesse des positions passées. Alors que l’anthropologie structurale de Philippe Descola présente le XIXe siècle comme celui d’un « naturalisme triomphant » et d’un écart maximal entre nature et culture, les récits historiens mettent au jour des « ontologies » (types de relations entre les hommes et les existants) moins écrasantes que ne le suggère une analyse comparée de très longue durée. Ils rappellent aussi, au-delà de la seule imposition du « grand partage », la coexistence et l’opposition entre des mondes et des imaginaires pluriels5. Là où les caricatures habituelles et la condescendance du présent à l’égard du passé ne voient qu’ignorance ou exploitation brutale, ces écrits montrent au contraire une très grande diversité de positions complexes.

S’écartant des grandes figures canoniques de savants et d’écrivains, Caroline Ford propose de son côté dans son livre – dont le titre anglais Natural Interests.The Contest over Environment in Modern France était sans doute plus fidèle au contenu – une passionnante synthèse des nombreux travaux dispersés qui existent désormais sur l’histoire environnementale de la France du XIXe siècle. L’une des originalités de son étude, rédigée depuis la Californie, est d’abord de tenter de concilier des approches qui souvent s’ignorent en France : ainsi elle s’inspire et s’appuie abondamment sur le travail d’Alain Corbin consacré à l’histoire des « sensibilités » et aux représentations du monde naturel6, qu’elle relie aux traditions de l’histoire rurale et aux approches plus matérielles développées par l’histoire environnementale. Construit comme une série de cas, l’ouvrage propose un riche panorama des terrains et débats où s’énonce l’inquiétude à l’égard des crises environnementales au XIXe siècle. Elle s’attache successivement aux polémiques sur la déforestation, sur les torrents et les inondations, sur les paysages naturelles et leur préservation, sur les mesures de protection et la situation de l’Algérie coloniale. Ces chapitres un peu éclatés – qui donnent parfois au livre l’aspect d’un recueil d’articles – offrent en tout cas une excellente introduction à l’histoire environnementale et aux débats du XIXe siècle.

Milieux, monde, nature

Penser l’écologie du XIXe siècle implique évidemment d’interroger les catégories et les mots pour dire le monde, mais aussi les temporalités et chronologies propres à cette période de bouleversements accélérés. Même si ce siècle semble proche de nous, le voile du langage dissimule souvent les représentations des acteurs sur lesquels nous plaquons rapidement nos propres grilles d’analyse. Chacun des trois auteurs se confronte à sa manière à cette question alors que les « conceptions de la nature » et les frontières entre le social et le naturel ne cessent d’être repensées et questionnées7. C’est sans doute la principale difficulté à laquelle se heurte le long essai de Serge Audier à la recherche des précurseurs de « la société écologique » que de plaquer sur les auteurs du passé nos grilles du présent, au risque d’affadir leurs analyses, de les rendre encore plus opaque en occultant les multiples « écologies rivales » qui existaient au profit d’une histoire à sens unique essentiellement généalogique. Plus historiens dans leur approche, Caroline Ford et Ferhat Taylan s’efforcent davantage de recontextualiser les écrits qu’ils exhument tout en étant attentifs aux ruptures, bifurcations et mutations à l’œuvre au cours de la période, notamment le tournant que représente les années 1860.

Dans sa thèse de philosophie des sciences, F. Taylan propose ainsi une démarche exactement inverse de celle d’Audier: au lieu « d’écologiser » les penseurs du XIXe siècle en les arrachant à leur milieu intellectuel, il cherche à rétablir leur « réflexivité environnementale » en les replaçant dans leurs divers contextes épistémologiques et en étant attentifs aux mots qu’ils utilisaient pour décrire le monde. Sa thèse est qu’il a existé au XIXe siècle une forme de « mésologie » conçue comme une science du milieu différente de la science écologique, et aujourd’hui largement oublié dans les récits historiques les plus courants. Son projet est donc de faire ressurgir cet ensemble de discours et de positions, rendus invisibles, non pas pour en faire des précurseurs mais pour rechercher d’autres chemins que ceux qui se sont imposés. En étudiant l’histoire du concept de milieu et les connaissances et techniques imaginées pour altérer, améliorer et transformer les hommes par l’aménagement de leur milieu de vie – ce qu’il appelle la « mésopolitique » – l’auteur propose ainsi une très riche exploration des discours scientifiques du XIXe siècle où sont relus de façon originale des auteurs aussi connus que le médecin Cabanis, le philosophe Auguste Comte ou encore la sociologie durkeimenne. Grâce à cette analyse, Taylan offre aussi de nombreux éléments pour mieux périodiser le biopouvoir théorisé par Michel Foucault en montrant comment étaient pensées les formes de l’interventionnisme environnemental au tournant des XVIIIe et XIXe siècle. Alors que le mot aménagement renvoie aujourd’hui pour l’essentiel à un geste modernisateur destructeur de l’environnement, fondé sur le gigantisme des infrastructures matérielles, l’étude de Taylan montre d’autres conceptions. Au XIXe siècle, l’aménagement semble s’employer pour décrire la bonne gestion des forêts, sans exclure leur exploitation, en permettant leur renouvellement et leur développement équilibré. A l’aménagement abstrait et destructeur des techniciens répondait donc un aménagement plus équilibré attentif à l’harmonie des parties et des êtres composants le milieu.

Le traitement réservé à Marx – figure évidemment centrale de toute histoire sociale et intellectuelle du XIXe siècle – est à cet égard révélatrice. A l’encontre des relectures récentes qui voient en Marx un « penseur de l’écologie8 », Serge Audier choisit de l’exclure de son panthéon des pensées écologiques émancipatrices en notant d’une part que les « dimensions pré-écologiques » présentes chez lui – telle la dénonciation des pollutions ou des dégâts de l’agriculture industrielle – sont souvent antérieures aux écrits de Marx et d’Engels alors que d’autres aspects de leurs écrits et de leurs actions « peuvent davantage relever d’une vision productiviste aux impacts antiéologiques évidents » (p. 728). F. Taylan écarte quant à lui la fausse alternative de savoir si Marx était ou non écologiste pour le réinscrire dans le débat mésopolitique du XIXe siècle. Ainsi, à l’instar d’Auguste Comte, « Marx affirme l’idée centrale d’une co-détermination des hommes et des circonstances environnantes », en cela il est peut-être écologiste, toutefois il repousse aussi toute lecture organiciste de la société et affirme la primauté des « rapports antagonistes » de classe dans le changement historique (p. 272).

Moins portée par une histoire intellectuelle et des sciences, l’étude de Caroline Ford soulève en revanche d’autres questions importantes et peu présentes dans les essais plus théoriques d’Audier et Taylan, par exemple sur les échelles d’analyse pertinentes pour penser l’histoire de l’écologie. Selon Ford la France joua en effet un rôle important dans l’internationalisation des mouvements et politiques de protection de la nature à partir de la fin du XIXe siècle. Elle accorde par ailleurs une grande place à la dimension impériale de l’expérience environnementale. Elle consacre ainsi tout un chapitre aux débats sur la déforestation en Algérie, qui rejoint largement l’étude classique de Diana K. Davies sur le discours décliniste promu par les colons afin de légitimer la colonisation et justifier l’intervention croissante des européens9.

Comment peut-on être écologiste ?

À travers le détour par l’histoire, chacun de ces livres s’interroge aussi sur ce que signifie être écologiste aujourd’hui. L’obsession des origines – dont ces trois livres sont une manifestation parmi d’autres – traduit un malaise très contemporain à l’égard des contours de l’écologie et de son identité. Alors que le greenwashing est devenu omniprésent, que les oxymores creux prolifèrent, que les anciens pollueurs ne cessent de se recycler en défenseur de l’environnement, l’écologie est en crise et se cherche. A quoi bon pinailler sur l’histoire des rapports passés à l’environnement si l’urgence est devant nous ? Face à l’ampleur des dérèglements écologiques actuels, ces enquêtes historiques pourraient peut-être paraître vaines à l’heure du présentisme triomphant et de l’accélération généralisée. Pourtant comme le note F. Taylan « s’occuper du passé de la question environnementale n’est pas un luxe universitaire ou un supplément d’âme philosophique, précisément parce que les catégories par lesquelles on tente aujourd’hui d’aborder cette question ont été en grande partie formées par cette expérience » (p. 264). La généalogie historique de nos catégories et de nos préoccupations peut en effet nous aider à éviter quelques chausses trappes tout en démystifiant les propagandes industrialistes sans cesse relancées.

En enquêtant sur l’histoire du XIXe siècle, les trois auteurs proposent d’ailleurs sans cesse leurs regards sur le présent, et différentes réponses à l’urgence écologique actuelle. Serge Audier recherche des « précurseurs » afin d’armer « l’éco-socialisme » contemporain en le réinscrivant dans des traditions oubliées. Les études de Caroline Ford et de Ferhat Taylan recherchent davantage la rationalité propre des acteurs en les pensant dans leur singularité. Au lieu de juger après coup de leurs mérites et négligences, il s’agit d’explorer ce qu’ils disaient et faisaient effectivement. Mais, tous interrogent les frontières floues entre écologie scientifique et politique. Alors que la science écologique s’est largement construite au XXe siècle en mettant à l’écart les enjeux politiques susceptibles de l’invalider, on découvre combien toute écologie, toute réflexion sur les milieux de vie, toute interrogation sur les dynamiques sociales et environnementales impliquent une réflexion politique sur le capitalisme, ses formes, ses effets, mais aussi sur les efforts entrepris pour l’encadrer et le réguler.

A cet égard, on pourra sans doute regretter que ces ouvrages conservent au final une perspective assez élitiste, c’est flagrant chez Audier qui s’intéresse d’abord aux grands penseurs, comme chez Taylan qui suit des scientifiques reconnus, mais aussi chez Caroline Ford qui s’attache avant tout aux élites, même si elle montre leur diversité. Il ne s’agit pas d’un reproche, mais ces histoires du XIXe siècle laissent largement dans l’ombre la « conscience environnementale » des populations ordinaires, des ouvriers de fabrique placés entre les villes et les champs, des montagnards et habitants des grandes plaines céréalières, ceux qui se consacrent de plus en plus à l’élevage par exemple ou ceux qui se tournent vers de nouvelles plantes industrielles comme les betteraves à sucre qui inaugurent un tout autre rapport au monde et aux milieux. Il s’agit évidemment d’une question de méthode plus large qui interroge les sources utilisées pour reconstituer le passé, et montre le besoin d’approches ethnographiques plus précises, au ras du sol, au plus près des mots et expériences sensibles des acteurs. Mais il s’agit aussi d’un enjeu politique plus large car ces récits risquent de dissimuler les rapports de pouvoirs, les luttes et les dominations, comme les formes de dépossessions qui se jouent autour des questions environnementales au XIXe siècle comme aujourd’hui. Au lieu d’un catalogue et d’une généalogie des précurseurs ou d’un récit fondé sur le conservationnisme d’avant-garde de certaines élites, comment restituer les écologies rivales et la dimension créatrice des luttes qui ont façonné au quotidien les relations au monde ?

Rechercher comment étaient pensés nos milieux de vie et comment s’énonçait l’inquiétude à l’égard d’un monde naturel en crise invite au fond à réfléchir à ce que signifie être écologiste aujourd’hui alors que les alertes n’ont sans doute jamais été si nombreuses et les quêtes de bifurcation si vivantes. Comment des sociétés si durement frappées par les transformations industrielles et encore si profondément imprégnés par le monde rural que celles du XIXe siècle auraient-elles pu se détourner totalement des enjeux écologiques, comme on l’a longtemps cru ? Notre époque marquée par l’imposition d’un nouveau milieu technique toujours aussi destructeur alors qu’il ne cesse d’être vanté comme « vert », modelé par les infrastructures numériques qui nous enveloppent toujours plus et par une artificialisation poussée, s’enrichit au contact du passé et de ses imaginaires enfouis. Comme les nôtres, les sociétés du XIXe siècle furent par ailleurs ambivalentes et plurielles, travaillées par l’espoir de vaincre les pénuries et sans cesse préoccupés de l’hubris industrielle à l’origine d’une surexploitation des ressources et d’une contamination des milieux. Plutôt que de voir dans le passé un ensemble de bonnes (ou de mauvaises) pratiques ou de solutions techniques, nous pouvons y rechercher des appuis pour la construction d’un autre rapport au monde et d’autres imaginaires. Reste évidemment un problème : si nous avons toujours été écologistes et jamais réellement « modernes » comme le montre ces études sur les origines de l’écologie, reste à comprendre comment le monde s’est engagé dans la course à l’abime à l’origine de l’effondrement contemporain. Pour cela il convient d’abandonner les récits trop linéaires, et de ne jamais perdre de vue la dimension structurelle des luttes et des conflits. Si les imaginaires et pratiques écologiques n’ont cessé d’être combattus et disqualifiés c’est parce qu’ils s’opposaient aux profits et à la puissance. Retrouver les écologies rivales du passé c’est aussi retrouver d’autres manières de vivre et de cohabiter avec le monde, être attentif à des expériences de simplicités et de sobriété, tout en redécouvrant la fonction créatrice de luttes trop rapidement disqualifiées. A l’heure où les luttes environnementales et les pratiques de simplicité volontaire ne cessent d’être mises sous le boisseau par les élites modernisatrices et les entreprises qui voient d’abord dans l’écologie un relais de croissance et des opportunités d’innovations, cette leçon ne doit pas être oubliée.


1 Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n° 27, 1993, p. 23-39.

2 Patrick Matagne, Aux origines de l’écologie : les naturalistes en France de 1800 à 1914, Paris, Ed. du CTHS, 1999 ; Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012 ; François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 2017.

3 Jean-François Lescuyer, Les Oiseaux dans les harmonies de la nature, deuxième édition, Saint-Dizier, Firmin-Marchand, 1878, p. 74.

4 Sur l’historiographie et les réinterprétations récentes du XIXe siècle, cf. Emmanuel Fureix et François Jarrige, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015.

5 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, pour une discussion des limites de ce grand partage appliqué au XIXe siècle : Quentin Deluermoz et François Jarrige (ed.), « La part animale du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 54, 2017.

6 En premier lieu les études classiques d’Alain Corbin comme Le miasme et la Jonquille : l’odorat et l’imaginaire social (1982) ou Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage (1988).

7 Dans la même perspective, voir Vincent Bourdeau et Arnaud Macé (dir.), La nature du socialisme. Pensée sociale et conceptions de la nature au XIXe siècle, Besançon, PUFC, 2017.

8 A l’image, récemment, d’Henri Pena-Ruiz, Karl Marx. Penseur de l’écologie, Paris, Le Seuil, 2018.

9 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, Champ Vallon, 2012.